
Comme le rappelle Walter Benjamin, théoricien marxiste du XXe siècle: « Il est du principe de l’oeuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire (1). » En effet si l’auteur souligne que la question de la reproduction des œuvres d'art est immémorielle, elle est d’autant plus prégnante lorsqu’elle est ramenée à des considérations capitalistes dans le contexte qui lui est contemporain avec l’essor de la marchandisation culturelle. Si c’est en effet la lithographie qui selon lui a permis de créer d’une certaine manière un marché de diffusion de l’art, la photographie et plus tard le cinématographe auraient en quelque sorte déplacés le rapport artisanal que pouvait entretenir l’artiste avec sa création et l’ont ouvert à des questionnements inhérents sur sa médiatisation avec la nature de sa reproductibilité en tant que même et indéfiniment identique (2) . En revenant ainsi sur les arguments avancés par l’auteur et en les mettant en perspective d’oeuvres sérielles plurielles, nous tenterons d’explorer dans quelle mesure la sérialité dans l’art pourrait être considérée comme une polarité ontologiquement trouble, oscillant entre ambivalence et ambiguïté. Pour répondre à cette problématique, nous reviendrons dans un premier temps à travers le cas de la peinture sur le processus de sérialité analogique comme facteur de singularité et de réalisme de l’oeuvre d’art afin de comprendre les craintes de Benjamin à l’égard de la reproductibilité technique. Dans un second temps, nous tenterons au travers du cas de la photographie et de la cinématographie de démontrer en quoi, bien au contraire, la reproductibilité mécanique peut agir comme processus réflexif artistique.
Sérialité et réalisme iconographique: entre authenticité, singularité et unicité de l’oeuvre d’art
Pline l’ancien décrivait dans son Histoire Naturelle au Ier siècle un apologue qui deviendra une de bases fondatrices de la représentation figurative dans l’histoire de l’art. En effet dans le cadre d’un concours de peinture, Zeuxis dépeignit sur sa toile des raisins d’un tel réalisme que les oiseaux même s’y méprendront. Cette forme de ressemblance picturale par redoublement de la nature appelée mimesis deviendra selon les canons aristotéliciens un critère d'authenticité qui pendant de nombreux siècles garantira une certaine forme d’objectivité sur la représentation du réel dans l’art. L’Homme devant imiter le monde, l’acte créateur se devait être intemporel (3). Théorisée sous l’Esthétique, la représentation artistique est donc intraséquement un geste de reproductibilité, de sérialité par la copie du vivant sur la nature.
Or bien des siècles plus tard, l’école impressionniste sous l’impulsion de Claude Monet participera grandement à changer ce paradigme en se concentrant sur l’effet produit par la nature. La série de tableaux Les Meules autour des années 1890 illustre bien cet effet car l’artiste se dit rechercher « un paysage [qui], pour moi, n'existe point en tant que paysage, puisque l'aspect en change à chaque moment » (Monet, 1891). La nature étant mouvante, Monet se devait lui même dans son approche, présenter le naturel comme une re-présentation subjective de la réalité par la variation des moments de la journée et des saisons. L’image et le cycle naturel deviennent alors singularisés selon les sentiments éprouvés par le peintre sur ses toiles et la sérialité permet de distinguer la nature dans ce qu’elle offre comme expérience du monde en lui conférant ainsi une aura, « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » d’après Walter Benjamin. En ce sens, le « hic et nunc », l’altérité produite par la démultiplication analogique du temps en série de toiles abstraites, permet à contrario de l’idéalité de la mimesis, de vivre cette expérience sensible du monde que décrivait le théoricien (4). Comprenons alors que cette notion d’aura est précisément ce qui faisait de la reproduction analogique un facteur d’artistisité. Nymphéas et pont japonais, une série de tableaux du même artiste dans les années 1920 démontrent en effet le fait que le modus operandi du peintre en lien avec sa vision de la réalité, se voit sensiblement boulversé. En effet étant touché par une maladie ophtalmique l’impactant grandement dans sa façon de travailler, l’artiste esquisse dans sa série de toiles une représentation plus abstraite et plus terne de la vie et de son art, synonyme du temps qui passe et donc du caractère potentiellement mortel de l’essence artistique.
À partir du moment ou l’imitation décalque le réel et la représentation permet la création de formes originales, comment comprendre l’effet rétroactif sur la réalité, le rapport à l’original de la représentation? C’est ce que l’on pourrait observer au travers de Walter Benjamin comme précisément une crainte de la perte de l’aura à l’ère de la reproduction mécanisée avec les mutations de la photographie et du cinématographe. En effet, s’apparente pour lui avec la sérialisation un phénomène de redéfinition ontologique de l’art en lien avec l’appropriation sociale des masses comme une « liquidation de l’héritage de la valeur culturelle » (5). Ceci, menant à la disparition d’un savoir faire spécifique qui fatalement « standardise l’unique » et mène à une déchéance de l’oeuvre d’art, défaite de son authenticité (6).
Sérialité et représentation graphique: la mécanicité comme syntagme réflexif artistique
Si la standardisation de la reproductibilité technique ne permet plus de conférer une aura à l’oeuvre d’art, dans quelle mesure la sérialité dans l’art contemporain est-elle encore source de réflexion? Benjamin décrit à cet effet un changement de paradigme de par la désacralisation de l’aura et du rituel car « dès l’instant où le critère d’authenticité cesse d’être applicable à la production artistique, l’ensemble de la fonction sociale de l’art se trouve renversé. À son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre: la politique. » (7) Diptyque Marilyn, sérigraphie de Andy Warhol de 1962 pourrait dans une certaine mesure expliciter le détournement iconoclaste qui permet à l’art de s’émanciper de son héritage réaliste. En effet, cette oeuvre découle d’un cliché photographique publié dans la presse sur le récent décès de la star Marylin Monroe. Au travers de son oeuvre et en s’inscrivant dans le mouvement pop art qui se veut lui même acte contestataire envers la société de consommation, Warhol va réactualiser le pouvoir de l’image en tant que médium pour de nouveaux usages. Si la partie gauche de l’image avec de vives couleurs exacerbe tous les traits caractéristiques du glamour de la star à ses beaux jours, la partie droite et sa multiplicité menant au progressif effacement des couleurs et du visage de Marylin Monroe dénote tout le caractère intraséquement néfaste de cette même représentation médiatique qui fera d’elle une femme-image de la société consumériste. Warhol affiche donc bien un message politique qui se voudrait à la lumière de ce que dit Benjamin, un culte du souvenir de la star: une sorte de synergie entre l’unicité du portrait de Marylin et sa reproductibilité mécanique comme valeur d’exposition et de commémoration, une mythification de son aura dans la sphère culturelle et médiatique (8).
Quid du cinématographique à l’heure de la reproductibilité technique? Blow-Up de Michelangelo Antonioni en 1967 pourrait dans une certaine mesure permettre de réfléchir sur le potentiel créateur de l’image à l’heure de son exposition dans l’espace et dans le temps de la réception spectatorielle comme dans le cas précédent. En effet, ce film met en scène un photographe qui, lors d’un d’une promenade à l’extérieur va être intrigué par un couple. Il décide de les prendre en photo et, plus tard, lors du développement des négatifs, découvre qu’il a été témoin d’un meurtre. Cet exemple nous dévoile précisément ici ce qui pourrait être analysé comme un processus d’augmentation de la réalité car l’unicité de la photographie révélatrice du meurtre, adjointe à la multiplicité du temps et du mouvement filmique, permet de créer un langage réflexif sur les possibilités narratives du médium. En effet, en essayant de se servir des possibilités techniques de l’image avec l’agrandissement successif de cette dernière, le photographe tente de cerner l’essence de l’image, fictionnalise et reconstitue l’assasinat. Il créé donc un artifice, une instance diégétique par la reproductibilité technique (9). À l’image de ce que dit Walter Benjamin, la posture du spectateur face à cette adjonction de ces deux formes de reproductibilité permettent de faire du spectateur lui même un créateur puisqu’il élabore lui aussi des schèmes interprétatifs, des canevas diégétiques par le biais de ces images démultipliées (10). L’oeuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique apparaitrait alors comme propice pour décloisonner le rapport à l’original et révéler l’invisible en se détachant de l’icône afin de créer un langage graphique, un alphabet qui lui est spécifique (11).
Comme nous l’avons donc compris, la sérialité artistique est une nature ontologiquement trouble. Elle oscille entre sa reproductibilité analogique, semblable à celle de la peinture qui dépeignait un art comme représentation constitutive de l’essence humaine alors que au contraire, la reproductibilité technique et sa mécanicité tend plutôt à s'en détacher, à remettre en cause ce rapport sacré au monde et au vivant en jouant précisément de son altérité comme une source de réappropriation et de questionnements artistiques.
Thibault Deveyer
1. BENJAMIN, Walter. Écrits français. Paris : Gallimard, 1991. Bibliothèque des idées. p.140-171. D’après la traduction du texte original: L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. 1936. p.1.
2. Ibid., p.1. « Vers 1900, la reproduction mécanisée avait atteint un standard où non seulement elle commençait à faire des oeuvres d’art du passé son objet et à transformer par là même leur action, mais encore atteignait à une situation autonome les procédés artistiques. Pour l’étude de ce standard, rien n’est plus révélateur que la manière dont ses deux manifestations différentes reproduction de l’oeuvre d’art et art cinématographique se répercutèrent sur l’art dans sa forme traditionnelle. »
3. Ibid., p.6. « Les Grecs se voyaient contraints, de par la situation même de leur technique, de créer un art de « valeurs éternelles ». C’est à cette circonstance qu’est due leur position exclusive dans l’histoire de l’art, qui devait servir aux générations suivantes de point de repère. »
4. Ibid., p.2. « A la reproduction même la plus perfectionnée d’une oeuvre d’art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s’exerçait son histoire. Nous entendons par là autant les altérations qu’elle peut subir dans sa structure physique, que les conditions toujours changeantes de propriété par lesquelles elle a pu passer. »
5. Ibid., p.2. « La technique de reproduction - telle pourrait être la formule générale - détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. »
6. Ibid., p.3. « La masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu’elle prétend à déprécier l’unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. »
7. Ibid., p.4.
8. Ibid., p.6. « Dans la photographie, la valeur d’exposition commence à refouler sur toute la ligne la valeur rituelle. Mais celle-ci ne cède pas le terrain sans résister. Elle se retire dans un ultime retranchement : la face humaine. Ce n’est point par hasard que le portrait se trouve être l’objet principal de la première photographie. Le culte du souvenir des êtres aimés, absents ou défunts, offre au sens rituel de l’oeuvre d’art un dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, sur d’anciennes photographies, l’aura semble jeter un dernier éclat. C’est ce qui fait leur incomparable beauté, toute chargée de mélancolie. Mais sitôt que la figure humaine tend à disparaître de la photographie, la valeur d’exposition s’y affirme comme supérieure à la valeur rituelle. »
9. Ibid., p.11. « La nature illusionniste du film est une nature au second degré - résultat du découpage. Ce qui veut dire : au studio l’équipement technique a si profondément pénétré la réalité que celle-ci n’apparaît dans le film dépouillée de l’outillage que grâce à une procédure particulière - à savoir l’angle de prise de vues par la caméra et le montage de cette prise avec d’autres de même ordre. Dans le monde du film la réalité n’apparaît dépouillée des appareils que par le plus grand des artifices et la réalité immédiate s’y présente comme la fleur bleue au pays de la Technique. »
10. Ibid., p.10,11. « Le lecteur est à tout moment prêt à passer écrivain. En qualité de spécialiste qu’il a dû tant bien que mal devenir dans un processus de travail différencié à l’extrême et le fût-il d’un infime emploi - il peut à tout moment acquérir la qualité d’auteur. »
11. Ibid., p.16. « La réception dans la distraction, qui s’affirme avec une croissante intensité dans tous les domaines de l’art et représente le symptôme de profondes transformations de la perception, a trouvé dans le film son propre champ d’expérience. Le film s’avère ainsi l’objet actuellement le plus important de cette science de la perception que les Grecs avaient nommée l’esthétique. »
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