Symboliser la rupture dans Les Climats de Nuri Bilge Ceylan

Les Climats est un film turc réalisé par Nuri Bilge Ceylan en 2006. Il s’agira ici d’étudier la séquence correspondante au pré-générique du film. Pour résumer brièvement l’enjeu dont il sera question ici, le récit nous présente un couple de touristes: Isa et Bahar se promenant dans un site archéologique antique. Or, nous comprendrons très vite que quelque chose se passe au sein du couple...

 

 

Nous chercherons ici plus précisément à nous demander dans quelle mesure à travers la mise en scène et la dramaturgie, cette scène présagerait-elle d’une forme de rupture latente? Pour répondre à cette problématique, nous reviendrons dans un premier temps sur la façon dont la composition filmique de la séquence appuie déjà une forme annonciatrice de rupture. Dans un second temps, nous explorerons en quoi l’agencement dramaturgique au travers de l’espace et du temps filmique traduirait également d’une forme d’ennui au sein du couple. Dans un dernier temps, nous questionnerons la place du décor naturel comme une dimension symbolique participant elle aussi à inéluctablement séparer ce couple.

 

Le tout premier plan de l’extrait présenté explicite déjà tout l’enjeu de la séquence. En effet le cadrage en plan rapproché épaule sur la femme restreint au sein du plan un espace qui, au contraire, pourrait s'étirer au delà des frontières de l'écran puisqu'il ouvre sur des ruines antiques, et donc symboliquement sur le passé de cette femme. Cette dualité entre un cadre fermé et un espace ouvert peut être confirmée par le fait que cette femme nous est présentée de par une longue focale (téléobjectif). À plus forte mesure, la faible profondeur de champ crée ce que l'on pourrait décrire comme un effet « proximal » laissant le personnage face à ses propres déconvenues: le flou de son avenir. Notons aussi à cet effet la présence du surcadrage qui coupe une grande partie du cadre entre son visage et la colonnade et, qui pourrait expliciter une forme de dualité entre ombre et lumière, entre présence et absence de son mari. Nous comprenons donc bien que la manière de construire le cadre autour de cette femme est l'un des grands enjeux de la mise en scène qui pourrait être révélatrice d'une forme de tension stagnante. Elle confère à la dramaturgie un sens caché par delà le cadre que l'on pourrait appeler un sous-texte. 

 

Venons en dorénavant à la représentation de l’homme au sein du couple. Il nous est tout d’abord présenté dans un champ-contrechamp assez distancié de sa femme de par la focale plus courte, accentuant l’effet "distal" entre eux. On y retrouve aussi à nouveau l’usage du surcadrage de par la colonne de pierre qui, lorsque les deux personnes se rejoignent, traduit l'impossibilité de la réunion de ces deux êtres au sein du cadre. L’autre grand enjeu au niveau de la dramaturgie de cette séquence correspond au jeu dramatique des personnages en lien avec la temporalité et la représentation de cet espace par le mouvement. En effet, ce qui peut nous frapper est le faible nombre de plans composant cette séquence renforçant l’idée d’une forme de lenteur et de monotonie au sein du couple. Le déplacement interne des personnages dans le cadre semble suggérer également cette idée de perdition puisqu’il y aurait presque une déambulation dans l'espace sans forme de linéarité, de destination logique et précise. Nous y retrouvons même une forme de répétivité, tel un effet de miroir puisque finalement le personnage féminin n’a pas changé ce qu’elle faisait entre le début et la fin de la séquence: elle n'est qu'une observatrice. Finalement, nous comprenons donc que le rapport au mouvement traduit aussi d’une forme d'errance du couple: même si ils se croisent, ils n'arrivent jamais à se réunir au sein du même espace. Comme nous l’avons compris, cette première confrontation du couple amène donc à la solitude de par la dualité des espaces.

 

 

Dans ce second temps, nous irons observer que toute la dimension actorale et la dialectique des corps renforcent ce qui pourrait se traduire d’une forme de distanciation des personnages. En effet, les nombreuses mimiques du personnage féminin marquent le fait qu'elle semble constamment ennuyée par la situation puisqu’elle a le regard distant, fuyant et qu'elle baille régulièrement. Le moment où les personnages se rejoignent fait ressentir comme un instant de gêne puisque la femme ne semble pas à sa place et non réceptive à l’amour que porte son mari envers elle. L’isolement de cette femme au sein du cadre traduit à plus forte mesure cette idée d’un problème au sein du couple: elle ne semble plus l’aimer, tandis que lui si. Lorsque cette dernière grimpe sur la colline se forme une sorte de parallélisme dans le rapport d'horizontalité et de verticalité du décor. Cette idée de grimper et de s’élever face à la terre plate lui permet de prendre une forme de recul, de hauteur et de prendre conscience de la situation. Dans la longueur du plan volontairement allongé pour dénoter tout le temps passé dans leur situation d'instabilité personnelle, cette dernière se met à pleurer face à la caméra. On pourrait finalement qualifier cette séquence de véritable "moment cinématographique" puisque, par la forme filmique de ce passage, s'impose une rupture nette dans la narration du film. C'est ce que l'on pourrait qualifier comme un "implant" qui amène le spectateur à déconstruire toute l'histoire du couple qu'il va voir par la suite. Un des grands enjeux de cette dimension actorale est donc liée à une forme de psychanalyse, de latence cachée, d’inconscient.

 

La place du hors-champ est tout autant essentielle puisqu’elle va également participer à cette forme de distanciation conjugale. En effet de par la représentation d’une civilisation disparue avec les ruines antiques, les personnages vont être confrontés à la mortalité de leur couple et de leur histoire commune. Citons également à cet effet que le rapport corps / décors correspond aussi à l'idée de cet amour à sens unique. En effet l’homme se présentera tout au long de la séquence toujours du côté des ruines, alors que précisément, la femme essaye de s’en extirper. Ceci traduirait a fortiori que l’homme reste bloqué dans un espace latent, intemporel où il n’arrive pas à confronter et à se décider pour ses choix futurs concernant son couple. Bloqués entre passé, présent et futur, les personnages se confondent dans un destin et un décor qui ne semblent que les écraser et les ramener à leur propre condition. On pourrait également citer le rapport à la photographie du personnage principal qui, par le cliché, tente de garder en mémoire quelque chose de perdu à jamais. La symbolique de la couleur des vêtements des personnages pourrait également finalement rappeler cette inévitable séparation: la femme vêtue de noir endeuille progressivement son passé, son amour, son couple, tandis que l’homme vêtu de blanc pourrait rappeler une forme d’innocence, de vanité, quelque chose d’illusoire où il ne semble pas mesurer réellement ce qui va se passer.

 

 

Nous terminerons ici par explorer le rapport qu’entretient la nature avec la représentation de cet espace-temps. Si les grands codes de mise en scène et de la dramaturgie comme nous l’avons compris ici, renforcent l’idée d’une dualité entre les personnages, la nature semble elle démontrer sa fonction de « zone initiatique », un espace qui réagirait aux personnages qu’ils l’entourent. On pourrait ainsi qualifier cette zone antique de presque primitive puisque il n’y a personne à part le couple. Cette dimension presque fantomatique, d'errance contribue à rendre cette séquence étrange et inhabituelle. C’est précisément tout l’aspect organique qui va à plus forte mesure métaphoriser la rupture annoncée du couple. En effet, ce désert âpre renvoie sans cesse comme dit précédemment à une forme de fixité et à une forme d’indistinction des personnages entre eux. Finalement, il y aurait une forme d’uniformisation de l’espace qui va aseptiser toute forme de vitalité sur laquelle les personnages vont pouvoir s’accrocher. On pourrait ainsi qualifier la représentation de ce paysage de par la nature comme un « monde englobant » (Deleuze) dans la mesure ou comme par mythification, il enferme les personnages dans leur propre condition.

 

Finalement, le rapport à la frontière pourrait donc être un enjeu dramaturgique et esthétique de cette séquence. Nous pouvons souligner ici que la nature participe à former cette séparation nette entre deux mondes de par la place de l’éclairage en lumière naturelle. Par exemple, lorsqu’elle frappe le visage de la femme, cette dernière est aveuglée tout comme ses choix personnels au sein du couple. On pourrait même qualifier certaines fois cette lumière de « split » car elle coupe en deux le visage de la femme, laissant peut-être comprendre qu’il y aurait une phase cachée en elle, une double-vie? A fortiori, le fait que le personnage féminin s’avance vers la lumière tend à laisser penser qu’elle désire une nouvelle vie, plus radieuse, lumineuse, joyeuse. Quant à lui, le personnage masculin semble coincé et cerné dans l’ombre des colonnes, donc de sa propre fatalité. L’usage du son environnant et la grande place laissée au silence traduiraient alors finalement dans une grande mesure tout l’aspect inéluctable de la séquence puisqu’il démontre que les personnages sont ancrés dans une forme de routine qu'ils ne peuvent plus y échapper.

 

 

Comme nous l’avons donc compris, la mise en scène appuie à de nombreux niveaux une forme de distanciation des personnages qui vont inéluctablement se séparer. Nous l'avons vu d’un point de vue plastique (cadrage, mouvement, focale…); d’un point de vue dramaturgique (fonction des personnages dans le décor) et d’un point de vue plus symbolique (la représentation de la nature). On pourrait ainsi questionner en guise d’ouverture dans quelle mesure la représentation de la nature et d’une forme de civilisation perdue pourrait résonner d’un point de vue mythique avec les enjeux dramaturgiques de la séquence?

 

Thibault Deveyer

© Nuri Bilge Ceylan (2006)


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