La Ville abandonnée, long métrage réalisé par William Wellman en 1948 est un western du cinéma classique hollywoodien. Mettant en scène la cavale de brigands ayant cambriolés une banque, ce film nous dévoile alors leur errance dans la vallée de la Mort jusqu’à ce qu’ils trouvent refuge dans la ville déserte de Yellow Sky. Ils y font malgré tout la rencontre de deux personnes y ayant élu domicile: un grand-père ainsi que sa petite fille. Soupçonnant ces derniers d’être des chercheurs d’or, les hors-la-loi vont alors décider de rester en ville et vont essayer de découvrir où se cache leur butin. Néanmoins, le chef va tomber amoureux de la jeune femme et va ainsi révéler un certain nombre de désaccords dans la bande à tel point qu’il va délibérément s’exiler du groupe. L’extrait présenté nous montre alors le brigand amoureux qui ayant trouvé refuge dans la maison de sa nouvelle compagne, décide de rétablir justice et de partir à l’assaut récupérer l’argent volé par les autres. L’enjeu serait alors de comprendre en quoi cette séquence finale cristalliserait les tensions de la discorde de ce groupe de truands. À cet effet, nous chercherons plus précisément à comprendre dans quelle mesure l’usage d’un lieu abandonné dans la mise en scène de cette scène de duel participe à proposer une forme de paysage psychique? Pour répondre à cette problématique, nous verrons dans un premier temps en quoi l’usage de l’espace à travers la mise en scène vise à confiner les personnages en empêchant ainsi toute échappatoire. Dans un second temps, nous déterminerons en quoi la temporalité de cette scène amène les personnages à être confrontés dans une forme d’inéluctabilité. Pour mieux analyser l’enjeu de cet extrait, nous allons séparer artificiellement le découpage chronologique de la séquence en deux blocs distincts: l’avant confrontation, et l’après confrontation des personnages à partir de la séquence de tir. (TC avant confrontation = 00:00 - 02:50 min ; TC après confrontation = 02:50 - 04:33 min)
Cette première partie de l’analyse s’attachera alors précisément à examiner le moment avant la confrontation des brigands. En effet dés le début, on nous expose les forces dominantes de cette scène de duel en nous présentant successivement les trois personnage. Cette tridimentionalité de l’espace par le découpage des plans est alors à envisager comme le fondement de ce qui d’un point de vue syntaxique, va constituer un enjeu d’antagonisme spatial entre les personnages. En effet tout au long de la séquence, les brigands ne se confronteront jamais sur le même plan ce qui dans une certaine mesure, oblige alors à recourir à la mise en scène pour connoter la tension de chacun des personnages. L’avant confrontation marque alors précisément une utilisation particulière du cadre comme enjeu d’isolement. Un paradoxe se pose alors: comment expliquer qu’un grand espace enferme les personnage sur eux même et comment cela participe t-il d'une forme de tension?
Dans cette mesure, on peut remarquer que cette première partie de l’extrait nous situe les brigands à travers une échelle de plan qui est de façon générale toujours plus grande que eux : on recourt à utiliser davantage dans leur déambulation des plans moyens, généraux ou en demi-ensemble pour les isoler dans leur environnement, dans la grandeur et l’étendue sinistre du décor de Yellow Sky. Dans cette mesure, on peut comprendre aussi que l’usage de l’orientation de la caméra dénote d’un usage expressif de la mise en scène en connotant la confrontation symbolique des brigands à travers le village. Par exemple il faut remarquer l’importance des plans où la caméra montre les personnages de face ou de dos, ce qui marque une volonté de laisser une grande place au paysage et donc de les isoler dans le cadre, signe d'une certaine forme de solitude. On notera également l’usage de l’orientation de la caméra sur les plans extérieurs qui vient appuyer la pression de l’espace sur les personnages de par la plongée, ou alors rappeler simplement que les brigands sont sans cesse situés sous un décor de par la contreplongée ce qui vient les cerner de tous les côtés. L’usage d’une singularisation personnage/décor pourrait alors se traduire au travers de la focale utilisée: étant principalement longue et de par sa faible profondeur de champ en effet distal, cette dernière va alors plonger les personnages dans la dure réalité en accentuant un certain aspect labyrinthique de la ville puisque qu’on y voit pas le fond qui est comme dans le flou haletant de la situation.
Ainsi, il faut également comprendre l’usage scénique du décor comme enjeu de dissimulation dans la poursuite de ces trois personnages. En effet on retrouvera à de nombreux plans une poussée des personnages au bord des murs, ainsi que leur placement bord cadre. Ceci démontre alors de par l’usage du cadre centrifuge que l’on va laisser place à l’invisible, aux doutes et aux peurs de l’inconnu à travers le hors champ. Dans cette mesure les différents niveaux de mouvements et axes de la caméra démontrent également une volonté de traduire les angoisses des personnages, puisque les panoramiques et travellings à hauteur de personnage visent à aussi renforcer l’usage d’un jeu entre le caché/dévoilé par exemple durant le moment où un bandit pénètre dans le bar ce qui démontre que la peur s'installe par l'invisibilité, la menace permise par le décor. La séquence de tir est ainsi à noter comme complètement cachée de par la caméra qui préférant rester à l’extérieur, laisse ainsi le spectateur en retrait , dans l'attente de la découverte du meurtre: c'est le climax. Il faut ainsi comprendre l’usage expressif du décor comme source permanente d’information et arme de défense: on peut citer ainsi l’utilisation du miroir dans les scènes d’intérieures visant à situer où est l’adversaire en hors-champ, l’usage du surcadrage du décor par le biais de l’obstruction de la caméra qui permet aux personnages de se dissimuler à travers celui-ci, ou encore par exemple l’usage de ce dernier comme vecteur de dissimulation afin de ne pas passer à côté des fenêtres. Cette utilisation narrative du décor est alors à comprendre comme un des enjeux de la confrontation des personnages de par l’espace, ce qui contribue à marquer leur appartenance presque fatale envers celui-ci. Cependant, c’est bien de par l’usage esthétique de la lumière que va se matérialiser l’enjeu de la confrontation des points de vue des personnages. En effet, l’éclairage low-key en noir et blanc est non sans rappel à l’influence de la lumière expressionniste avec son fort contraste entre ombre et lumière. Ceci accentue ainsi A fortiori la place du visible et de l’invisible, dans un usage à la fois matériel et immatériel. Il permet alors à la fois de cacher le paysage et les personnages dans la pénombre car étant désert, la dangerosité du lieu fait appel sans cesse à la menace extérieure. Elle permet également de symboliser le caractère ambivalent des personnages de par l’éclairage split de leurs visages, ce qui pourrait être compris comme par le fait qu’ils sont confrontés entre la peur d’être tués, et la détermination de tuer l’ennemi.
Comme annoncé précédemment, la deuxième partie de notre analyse tentera de cerner plus précisément l’impact que peut jouer la temporalité de la séquence. Plus précisément à travers le rôle du découpage de celle-ci, le montage alterné des trois personnages sur l’attente de la confrontation permet de brouiller le rapport qu’entretient le spectateur au réel et marque donc le fait que une tension s'installe aussi bien chez le spectateur que chez les personnages du film. En effet, le point de vue des brigands n’alternant pas toujours dans le schéma classique du champ-contrechamp, démontre alors que le montage se veut volontairement « décousu » malgré qu’il y ai une progression dans la poursuite des hors-la-loi. Cette forme de découpage n’étant pas dans un lien de causalité classique, peut-on envisager alors que la mise en scène participe à une forme de présupposition du duel?
À cet effet, on peut signaler que les jeux de regard entre les personnages se répondent malgré que ces derniers ne se voient pas. Ceci pourrait alors contribuer à marquer le décalage de la séquence puisque cela provoque un sentiment de confusion sur où est réellement situé l’ennemi. Cette forme d’omniprésence du danger de par le découpage des plans, marquerait alors une forme de fatalité inhérente à la séquence. Dans cette même mesure, l’usage du son rappel également en permanence le sort morbide des personnages de par sa spatialisation dans l’espace et le temps. En effet c’est bien le fait que le son diégétique tout comme le décor se veut source d’information dans la séquence, qui permet aux adversaires de se repérer dans la diégèse pour estimer s’ils sont loin des autres. En particulier, l’usage du son dont la source est hors champ brouille alors également la perception des personnages puisque certains leurres sonores de par la spatialisation du son vont faire craindre les bruits environnants aux brigands. L’usage du son ambiant contribue à plus forte raison à la destinée funeste de la séquence. En effet, l’omniprésence du vent par l’usage du silence rappel sans cesse que le désert est un lieu âpre et en particulier ici, expose les personnages face à leur propre mortalité.
Concernant désormais le moment de l’échange des tirs des personnages, un changement de paradigme pourrait alors redonner du fil à la déconstruction du montage précédemment opérée. En effet, il faut remarquer que le rythme de cette séquence est assez inégal puisque le moment de la confrontation marque une accélération du découpage avec une plus courte durée des plans, ceci pouvant symboliser la frénésie inattendue du duel. Il faut également comprendre que le moment où la femme débarque, démontre un changement syntaxique en revenant à une construction du plan plus classique. En effet l’utilisation de plans majoritairement fixes et d’un cadre plus centré et moins centrifuge sur la fin de la séquence, montre une volonté de poser le cadre après « la tempête ». C’est pourquoi dans cette mesure, l’échelle des plans de la dernière partie de la séquence ne varie que très peu dans des plans désormais assez rapprochés, mettant l’emphase sur la femme découvrant le corps des différents brigands un à un. Par extension, c’est bien de par l’utilisation d’un lien de causalité plus linéaire que l’on comprend l’utilisation des cut en champ-contrechamp. Par exemple, faire en sorte de voir un plan avec un bout de main ou de pied, puis un second plan sur le visage de la femme, démontre la fonction emphatique du montage envers cette femme étant en crainte de trouver son amant mort. Dans cette même mesure, l’utilisation des gros plans se veut également expressément symbolique en rappelant la fatalité des personnages en tout instant: c’est ainsi que le dernier plan nous présentant la jeune femme appelant son grand père à la rescousse à travers une vitre brisée, connote la double fatalité temporelle de la séquence: celle de la létalité avec la balle qui a touché son amant, ainsi que celle de la fracture émotionnelle de cette jeune femme face à l’horreur de la situation .
Finalement comme nous l’avons compris, l’enjeu de la mise en scène de la séquence se porte alors sur l’articulation du décor d’un point de vue spatial et des personnages d’un point de vue temporel pour symboliser la tension psychologique de l’affrontement de ces brigands à travers la ville abandonnée. Il serait ainsi intéressant pour conclure d’étudier le rapport qu’entretient le film avec l’histoire du cinéma et la filmographie du réalisateur puisque comme nous l’avons indirectement explicité, il s’agit d’une représentation non conventionnelle d’une scène de duel dans le western classique hollywoodien.
Thibault Deveyer

© William Wellman (1948)
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