Lux Æterna de Gaspar Noé - entre libération et annihilation de la parole de femmes au cinéma

Lux Æterna, moyen métrage de Gaspar Noé (2019) est un film de commande de Louis Vuitton, chose importante à noter puisque l'industrie de la mode a grandement participé à créer dans l'imaginaire collectif un certain nombre de stéréotypes sur les femmes et notamment sur leur image. Dans ce dernier, Charlotte Gainsbourg accepte de jouer une sorcière jetée au bûcher dans le premier film réalisé par Beatrice Dalle. Or l’organisation anarchique, les problèmes techniques et les dérapages psychotiques plongent peu à peu le tournage dans un chaos de pure lumière. Au travers de cette analyse, nous tenterons d'explorer dans quelle mesure à travers Lux Æterna Gaspar Noé propose-t-il à la fois une libération et une aliénation de la parole des femmes au cinéma. Pour répondre à cette problématique, nous chercherons à explorer la représentation de ces femmes au travers du concept d''image pulsion théorisé par Gilles Deleuze dans l'image mouvement, chapitre 8 : De l’affect à l’action : l’image pulsion.

1) Une synchronicité? une parole féminine mise en dialogue avec un regard sur l'image de la femme au cinéma

Une réflexivité de l'actrice dans l'histoire du cinéma

Jour de colère - Carl Theodor Dreyer (1943)

 

La séquence d'ouverture du film de Noé nous présente ce que l'on pourrait qualifier comme une réflexivité méta-filmique puisque, en effet, le cinéaste cite directement les photogrammes de Jour de Colère de Carl Theodor Dreyer. Précisément dans ce film classique danois, ce sont les crimes liés à la sorcellerie qui sont mis en exergue par la mise en scène et la force dramatique et pathétique du scénario. Nous pouvons donc déjà y voir le fait que Noé conscientise le rapport du cinéma à instrumentaliser l'image, et en particulier celle des femmes selon une démarche fétichiste, parfois diabolique puisqu'elles seraient sciemment manipulables pour en l'occurrence ici, accentuer l'atmosphère horrifique de la scène par le caractère insupportable de la situation. Il est cependant intéressant de souligner que la figure de la sorcière au cinéma est, notamment depuis les nouvelles revendications féministes comme précisément ici, des figures fortes émancipatrices puisqu'elles incarnent précisément une forte puissance manipulatrice, un sex-appeal à l'image des vamps (Cf. Actrices Sorcières de Thomas Stélandre).

Une sororité entre femmes de cinéma

"Incarné par un ou plusieurs personnages, désigné comme tel par le scénario, le thème du double constitue donc une visualisation à l’écran des procès qui font l’identité du sujet et du spectateur. Ce n’est alors plus seulement l’écran qui offre un miroir au spectateur, mais le personnage qui présente au sujet une surface pour le réfléchir. Un double reflet en somme, figuré dans une seule thématique: celle du double."

Les figures du double au cinéma - Frédérique Berthet (2004)dddd

 

L'usage du split screen introductif sur les deux actrices éponymes relève d'une forme de parallélisme qui octroie la possibilité d'instaurer un dialogue par l'image et sur l'image. En effet, c'est bien par le biais de cette conversation informelle entre une cinéaste et son actrice sur la représentation des femmes dans le cinéma, que va se former de surcroît la possibilité de créer dans cet échange quelque chose de l'ordre de l'intime. Par l'usage du plan-séquence, une forme d'improvisation se dessine à l'écran et permet de creuser tel par une séance psychanalytique au coin du feu, une introspection de la façon d'envisager son métier dans le rapport au réel. Cette forme cinématographique presque biographique et documentaire dans la jonction avec l'expérience personnelle ramène finalement à une forme de sororité qui ne sépare pas les deux personnages, mais, au contraire, les relient en instaurant une unité, une complémentarité dans un duo qui pourtant s'éloigne plus que se rapproche, ce qui permet a fortiori de réfléchir aux conditions des femmes dans le cinéma. Cette idée de connivence pourrait alors rejoindre le concept de la figure du double de Frédérique Berthet qui décrit comment deux personnages rapprochés ensemble dans le scénario, peuvent par l'esthétique du film créer une unité diégétique qui pourrait se former autour de figures en miroir, deux figures réflexives qui jonglent en permanence entre le spectateur, l'acteur et son personnage.

 

"Le monde originaire peut se marquer par l’artificalité du décor (…). On le reconnaît à son caractère informe. C’est un pur fond, ou plutôt un sans-fond fait de matières non-formées, ébauches ou morceaux, traversés par des fonctions non-formelles, actes ou dynamismes énergétiques qui ne renvoient même pas à des sujets constitués. "

L’image-mouvement. Paris : Editions de Minuit. Collection « Critique », Cinéma 1. 1983, p174. 

 

Le rapport au metafilm propice à la réflexivité des personnages concernant la représentation du cinéma pourrait ainsi coïncider avec le concept des mondes originaires de Deleuze. Il faudrait en effet par extension comprendre le plateau de tournage comme le lieu primitif et artificiel par excellence, puisqu’il s’agit précisément d’un stade embryonnaire où c'est le fait de construire un décor sur sa surface plane et d’y modeler une anima qui donne une ambiance caractéristique dans laquelle les personnages peuvent interagir autour d'un réseau de connexions non plus singulier avec le point de vue d'un réalisateur, mais d'histoires profilmiques plurielles sur les femmes dans le processus de création cinématographique. 

2) Une mise à l'écart? une parole féminine sous silence au regard d'un système de représentation cinématographique patriarcal

Un déraillement progressif du tournage au vu d'une domination masculiniste de l'image

"L’image est-elle nécessairement le lieu de la victime, de la mise à nu et du dévoilement, c’est-à-dire de l’agression ?"

Giovanna Zapperi - Regard et culture visuelle (2021)

 

Progressivement, au fur et à mesure que le tournage avance, nous pouvons voir que s'opère un effacement progressif de la femme au profit d'une domination masculiniste de l'image qui, précisément, va faire dérailler le tournage. En tant que metafilm, Noé appelle à réfléchir aux rapports de soumission du cinéma sur l'image en questionnant comment la représentation porte en elle un pouvoir de destruction, ce que Zapperi dit lorsque l'image est en quelque sorte un acte intrinsèquement ostentatoire. Par exemple, les femmes à gauche se déshabillent dans le vestiaire et font part d'une forme méfiance vis à vis du rapport voyeuriste de l'image car un technicien filme sans limites pour le making-of du film. Nous pouvons y comprendre que c'est non pas ici la présence masculine qui pose soucis ici, mais bien l'image en elle-même, l'acte de représenter par l'image qui instaure directement un rapport d'agressivité, d'érotisation, de perversité. Soulignons la mise en regard opérée des deux plans par le split screen de droite qui, de façon réflexive, accorde au chef-opérateur une place supérieure dans le tournage puisqu'il traverserait même les limites spatiales et temporelles du cadre pour toiser du regard, pointer du doigt les travers de ce qu'il considère comme déviant dans son tournage, c'est une littérale mise à nu. 

 

"Le monde originaire est donc à la fois le commencement radical et fin absolue; et, enfin, il lie l’un à l’autre, il met l’un dans l’autre, suivant une loi qui est celle de la plus grande pente."

L’image-mouvement. Paris : Editions de Minuit. Collection « Critique », Cinéma 1. 1983, p174. 

 

Dans cette mesure soulignons comme l'explique Deleuze que l’image pulsion se matérialise de par les séries d’incidents successifs du tournage, à travers un lien de corrélation entre la fonction de ce plateau qui en tant que lieu du film, converge parallèlement aux personnages dans un monde originaire métaphysique. En effet, c’est le fait que la réalisatrice éponyme ainsi que son actrice Charlotte Gainsbourg soient sans cesse dépassées par des contraintes techniques liées à la production de ce tournage, qui fait qu’elles vont être amenées dans une forme de chaos organisationnel en ne sachant plus précisément ou donner tête. 

 

" C’est pourquoi les pulsions sont extraites des comportements réels qui sont en cours dans un milieu déterminé, des passions, sentiments et émotions que les hommes réels éprouvent dans ce milieu (…) On dirait que le monde originaire n'apparaît que quand on surcharge, épaissit et prolonge les lignes invisibles qui découpent le réel, qui désarticulent les comportements et les objets."

L’image-mouvement. Paris : Editions de Minuit. Collection « Critique », Cinéma 1. 1983, p175.

 

C’est alors précisément le fait que Béatrice Dalle ne soit pas écoutée et n’arrive plus à imposer sa logique de plateau, qui va l’amener dans une spirale infernale de par la lenteur de la production. En plus de la forme de perversion associée à la représentation de l'image, il est nécessaire de souligner qu'une constante progression de l'homme va s'opérer au sein de la logique organisationnelle du tournage au point d'envahir littéralement l'écran de tout son machisme et sadisme. Par exemple à gauche, deux hommes font délibérément preuve de misogynie en laissant sous-entendre qu'il y aurait des critères de standardisation dans l'industrie cinématographique avec de jeunes actrices, et d'autres plus veilles vouées à disparaître. À droite, lorsque Charlotte Gainsbourg s'octroie un petit moment de répit face à cette tension grandissante du tournage pour retrouver un peu d'intimité en téléphonant à son fils, elle se réfugie dans un décor de studio qui tout de suite, la ramène finalement aussi à une masculinité omniprésente avec cet accessoire représentant un homme nu démembré exposant même dans toute son infériorité, son attribut sexuel, son symbole de virilité dominant.

Une implosion du cadre symptomatique d'une aliénation de la femme

 

"Le  monde originaire n’existe et n’opère qu’au fond d’un milieu réel, et ne vaut que par son immanence à ce milieu dont il révèle la violence et la cruauté. "

L’image-mouvement. Paris : Editions de Minuit. Collection « Critique », Cinéma 1. 1983, p175.

 

Dés lors, la réalisatrice va développer des excès de violence envers son équipe de tournage car en obéissant à des logiques pulsionnelles, cette dernière va stigmatiser le travail de son chef opérateur qui va complètement décider de prendre le relais de la direction du tournage, en l’amenant de surcroît vers sa propre destruction. La séquence finale du film pourrait alors précisément expliciter le fatum de la séquence: en s’attachant au pilori pour simuler la mort au bûcher de la sorcière face à une foule en colère, Charlotte Gainsbourg agit comme le vecteur symptomatique des pulsions du monde originel de par le concept Nietzschéen d’éternel retour. En effet de par une forme de syncrétisme de la mise en scène, l’éclairage du plateau déraille et s’engage dans une forme de répétition frénétique puisqu’il vrille en une lumière stroboscopique psychédélique, avec l’usage d’un son métronomique assourdissant, traduisant a fortiori une forme d’expiation des pulsions contenues durant tout le tournage. En outre, il s’agit d’une forme d’auto-destruction de cette actrice qui comme de par la symbolique de l’immolation et de par l’utilisation frénétique et hallucinatoire de la séquence, renvoie à une pulsion de mort puisque cette dernière ne fait plus qu’un avec l’écran. Il faut ainsi ici comprendre que c’est le fait que Béatrice Dalle n’ait plus aucun contrôle sur le tournage, qui provoque précisément la réaction en chaîne en faisant métaphoriquement imploser le cadre. En effet, ceci est notamment marqué par une transformation pulsionnelle de la caméra qui devient voyeuriste car dans sa plus forte faiblesse et face à sa propre mortalité, la jeune femme en train de supplier qu’on la détache devient elle-même un objet, un corps désirable facilement accessible en particulier pour le chef opérateur voulant marquer et affirmer son travail technique sur son œuvre d'art. Homme aux manettes, il prend le relais et redéplace de nouveau le multiple à l'un au travers d'un certain mythe proprement masculiniste, celui du génie artistique qui dans l'histoire de l'art et du cinéma a quasiment toujours été exclusivement été associé à la perspective auteuriste des hommes. En outre, c’est finalement pourquoi l'image-pulsion se matérialise au travers du cadre puisque l'acte de filmer au masculin réduit à néant la vitalité de Charlotte Gainsbourg. En parallèle avec ce que dit Deleuze, le fétichisme du regard masculin amène aussi à reconsidérer la représentation de ces mêmes hommes qui sont dépeints "comme des bêtes (...) non pas qu'ils en aient la forme ou le comportement, mais leurs actes sont préalables à toute différenciation de l’homme et de l’animal. Ce sont des bêtes humaines." (Deleuze, p.174).

 

"La pulsion est un acte qui arrache, déchire, désarticule. La perversion n’est donc pas sa déviation, mais sa dérivation (…) C’est un rapport constant de prédateur et de proie. L’infirme est la proie par excellence, puisqu’on ne sait plus ce qui est morceau chez lui, la partie qui manque ou le reste de son corps."

L’image-mouvement. Paris : Editions de Minuit. Collection « Critique », Cinéma 1. 1983, p180. 

"L’espace d’un instant, l’impact sexuel du jeu de la femme entraîne le film dans un no man’s land narratif et visuel, hors de son propre espace-temps (…). Un fragment de corps détruit l’espace de la Renaissance, l’illusion de profondeur exigée par l’espace. Cela confère alors à l’image une planéité, les propriétés d’une silhouette ou d’une icône, plutôt que les qualités d'un espace vraisemblable."

Laura Mulvey - Plaisir visuel et cinéma narratif (1975)

 

On pourrait ainsi dire et comprendre que l’image pulsion de par la vision de ce regard, symbolise l’arrachement de la dignité de l’actrice qui étant attachée, se veut en proie du prédateur dans une forme de primitivisme entre l’indifférence de la fiction et de la réalité  car " les personnages y sont comme des bêtes (…). Non pas qu’ils en aient la forme ou le comportement, mais leurs actes sont préalables à toute différenciation de l’homme et de l’animal. Ce sont des bêtes humaines.". C’est finalement ce qui contribue alors à détacher le personnage masculin de la diégèse filmique puisque le cadre spatio-temporel implose au point de n’en donner plus sens. L’usage mécanique de la caméra pourrait ainsi alors suggérer la vision scopophilique de cet opérateur, ce qui pourrait ce traduire au travers de la théorie du Male Gaze de Laura Mulvey dans la mesure où l’action de porter regard et la destruction du cadre rend compte d’une fragmentation du corps féminin au point de devenir une silhouette.

Thibault Deveyer

© Gaspar Noé (2019)

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.