
Le documentaire de création que décrit la tribune de Libération du 9 mars 2021 parle d’un registre mettant en avant l’idée de « subjectivité », « d’une œuvre libre et singulière »: un « documentaire qui s’écrit au présent ». Nous chercherons à explorer en quoi la filmographie du cinéaste américain Frédérick Wiseman rendrait compte à bien des égards précisément de cette idée d’un regard singulier. Plus particulièrement, nous chercherons à explorer dans quelle mesure le geste documentaire du cinéaste démontre une forme d’ingérence sur la représentation de la société américaine. Pour répondre à cette problématique, nous reviendrons sur quelques données biographiques couplées au contexte historique dans lequel le cinéaste s’inscrit afin de comprendre sa démarche. Nous tenterons ensuite d’explorer quelques-uns de ses films en essayant de décrire ce que pourrait être sa conception et sa mise en scène du documentaire et de quelle manière le cinéaste inscrit ses personnages au sein d'un macrocosme qui les réduirait à un degré zéro d'humanisation.
Un cinéma-vérité? Vers une démarche documentaire participante comme enjeu de compréhension sociétale
Frédérick Wiseman est né en 1930 à Boston, aux États-Unis. Issu d’un père avocat spécialisé dans la défense des immigrants et d’une mère employée dans un centre thérapeutique pour enfants, il gardera de sa famille un forte proportion à la protection des plus démunis de la société américaine, comme nous le démontrerons un peu plus tard. Il décidera, à la fin des années 1950, de s’orienter vers le domaine juridique en entreprenant des études de droit. Il est important de comprendre ici qu’il fut avant tout professeur avant d’être un cinéaste, puisqu’il s’agit d’une phase importante de ce qui pourrait caractériser son geste documentaire. En effet, c’est plus particulièrement le fort lien institutionnel avec la société américaine, notamment hérité de ses parents, qui va affirmer le fait que le cinéaste cherche à se mettre au chevet des laissés-pour compte et à, particulièrement, radiographier l’Amérique dans ses aspects les plus retors.
Le cinéaste s’inscrit dans une grande forme de renouvellement du registre documentaire. En effet, les années 1950 sont marquées par l’avènement du cinéma direct. Cette tendance du cinéma moderne est très importante puisqu’elle explique en grande partie la démarche du cinéaste sur la mise en scène d'un certain « point de vue documenté ». En effet, notamment initié par le français Jean Rouch ou encore dans l’école canadienne avec Michel Brault, le cinéma direct va permettre l’essor de la caméra légère (généralement en 16 mm) et surtout synchrone entre l'image et le son. Cette malléabilité technique de la caméra sera, de surcroît, un réel atout esthétique pour la cause des cinéastes puisqu’elle permettra de se déplacer librement et de donner voix à des personnes dans un rapport sociologique au monde. C’est précisément le moment où la caméra devient libérée de toutes entraves de mouvements et qu’elle se détachera d’une tradition de "commentaires didactiques et forcenés" qui fait « qu’il n’y a(vait) plus rien à deviner » (Comolli). Cependant, le cinéma direct s’inscrit à plus forte mesure dans une rapport subjectif encore plus déterminant pour les cinéastes. En effet, comme le rappelle Comolli dans Cinéma Documentaire, Fragments d’une histoire: « le cadre fait voir, le hors champ fait voir. Le cinéma a inventé l’articulation du visible avec le non visible ». Le dispositif cinématographique apparait alors précisément sous un angle nouveau en permettant de créer un « cadre dans le cadre »: celui du regard du cinéaste sur le monde dans lequel il évolue. Il faut donc ne jamais oublier que tout cinéma, même dans une forme « d’utopique captation de la réalité » comme le laisserait penser le cinéaste direct, est précisément, une mise en scène de la réalité qu'il est nécessaire d'interroger.
Revenons à Wiseman. Son geste documentaire pourrait être caractérisé selon les trois grands types de fonctions du cinéaste sur le réel: du côté de l’instance filmante, Wiseman chercherait avant tout à faire reposer sa méthode de travail sur une forme d’insertion avec le réel. Comme nous l’avons explicité, c’est précisément son attachement à une communauté plutôt qu'à l’individu qui va caractériser la « démarche participante » du cinéaste. Précisément, c'est de surcroît parce que le cinéaste va bénéficier de conditions de production idéales qui lui permettront de s’insérer et de s’acclimater à l’environnement autour de lui qu'il sera en mesure de créer cette forte proximité de terrain. En effet, ses films seront financés en toute indépendance grâce au soutien de chaînes publiques et de groupes importants tels que la Ford Foundation qui lui permettront une souplesse et une grande mobilité du côté de la production des films. Cette liberté institutionnelle qu'il met en œuvre dans sa démarche documentaire est, selon lui, ce qui permet contrairement aux cadres restrictifs de la fiction, d'imaginer pleinement le sujet de ses films:
"Pour tourner des films de fiction, on a besoin de beaucoup plus d’argent que pour faire des documentaires. On doit traiter avec l’industrie en général, alors que pour les documentaires, je sais comment trouver l’argent. Et il y a tant de bons sujets ! Je trouve l'exercice plus intéressant car, contrairement à la fiction, on ne peut tourner qu'une fois et, si on est chanceux, les sujets nous tombent dessus ! "
Le geste documentaire du cinéaste se caractérisait aussi par le rapport qu’il entretient avec l’instance filmée: le monde. En effet, c’est en restreignant plus particulièrement son cadre d’étude et en choisissant de le délimiter et de le circonscrire qu’il va montrer l'envers étasunien. Si le cinéaste n’aura de cesse de décrier toute la dimension politique de ces films, sa méthode d’insertion dans les institutions américaines est à fortiori bel et bien une démarche politisée. De plus, son rapport avec l’instance réceptrice, les spectateurs, est aussi fondamentalement importante puisque en ne cherchant pas à provoquer de discours prédéterminés de par la potentielle "mauvaise réputation du lieu", Wiseman va laisser libre cours aux spectateurs d'avoir une vision critique. La démarche de Wiseman s’accompagne alors d’une forte volonté de liberté puisque son rapport avec le cinéma direct se rappel dans la façon dont il conçoit son tournage: en équipe réduite ainsi qu'en son direct sans intervention en voix-off. Finalement, le cinéaste accompagne une démarche participante et éthique qui pourrait se comprendre comme une forme de préparation au hasard puisqu’il ne donne jamais d’indications et cherche, dans sa position privilégiée, à avoir le moins d'influence possible sur la réalité. C’est ce que Guy Gauthier, dans son ouvrage « Le documentaire, un autre cinéma », appelle la « méthode de l’improvisation préparée » dans la mesure où le documentariste pourrait être assimilé à un « cinéaste scaphandrier » (Edgar Morin) puisque en effet, l’auteur décrit la démarche du documentariste dans un étroit rapport au vécu et à l'instant présent, un cinéma qui pourrait être caractérisé par une ethicité, une immersion profonde dans le réel comme recherche de la vérité.
Un geste de mise en scène éthique? Vers le dénoncement de l'hypocrisie institutionnelle face à la souffrance sociale
Dans son film Hospital en 1970, le cinéaste cherche à dresser un portrait consternant de l’hôpital public de New York en le montrant tel une institution en péril. En effet, Wiseman va ici opérer de façon clinique avec un point de vue très distancié à cœur ouvert en montrant les subterfuges et les maux d'une communauté de malades. La détresse que le cinéaste met en exergue se caractérise à de nombreux égards et dans de multiples points de vue puisque le documentariste se placera à la fois du côté des malades que du côté des patients. Le cinéaste se place dans ce film du côté des opprimés en affichant la différence et en dénonçant le manque de considération en place puisque toute une séquence mettra en exergue un homme homosexuel noir, honteux de sa sexualité. De façon très méthodique, le cinéaste va gérer précisément cette « manipulation sur le réel » en laissant sous-entendre de façon très subtile le fait que le psychiatre considère le cas de cet homme comme une maladie psychologique. L’homosexualité de cet homme relèverait donc d’une forme de déviance, qu’il faudrait s’occuper et qui apparaitrait encore plus sujette à controverse dans le cas d'une personne racisée comme ici. Nous pouvons ici rappeler tout l’enjeu du cinéma direct puisque c’est précisément la longueur du plan séquence qui, au plus près de la fausseté du discours, caractérise toute cette "fausse empathie contradictoire" du médecin envers son patient:
« Il est certain que le plan-séquence en caméra portée à son synchrone, rendu possible par le cinéma direct à partir de 1960, a considérablement étendu les capacités du documentaire et du reportage, en permettant de joindre au geste la parole dans sa continuité. Tout un nouveau cinéma plus libre de ses mouvements et apte à saisir un dialogue in situ en est né »
Niney, François. Le documentaire et ses faux-semblants. Paris: Klincksieck, 2009.
Cette idée de regard distancié sur l’Amérique et ses institutions pourrait être retrouvé dans un autre film du cinéaste: Au bord de la mort en 1988. Dans ce dernier, Wiseman retourne encore une fois dans un hôpital. Il cherche cette fois-ci à explorer ce que l’on pourrait caractériser comme un regard distancié. Ce que dit François Niney ici explicite notamment tout le paradoxe qu’entretient le documentariste dans sa confrontation au réel et l’adresse du spectateur avec l’idée de l’énonciateur et de l’énonciation:
« Énonciateur », « énonciation » ont le mérite de s’accorder au sens extensif et courant de « dire » (« ce que dit le film », « comment le film dit ça ») ; et d’impliquer d’une part, l’idée d’énonciataire : comment le film peut être vu, entendu, cru par le spectateur ; d’autre part, celle de circonstances de l’énonciation »
Niney, François. Le documentaire et ses faux-semblants. Paris: Klincksieck, 2009.
En effet, de par la longueur impressionnante des plans aux confins du gouffre de l’institution hospitalière pour maintenir en survie les patients condamnés de la médecine, le cinéaste va laisser suggérer une omniprésence de la mort avec une rupture nette des plans. On y comprend donc ici que tout le geste de découpage et de montage de Wiseman s’inscrivait dés le début dans une forme non pas appesantissante sur la condition de ces hommes, mais sur une dénonciation critique d’une Amérique désabusée, aliénée emprise de fatalité qui comme le rappelle Guy Gauthier, ramène les personnages documentaires à un degré primaire d'humanisation:
« Un personnage apparaît, puis disparaît, on s’appesantit sur un cas, puis on l’abandonne pour un autre, pour le retrouver ensuite. On apprend incidemment qu’un homme est mort, dont on ne connaît que la femme par les séances de préparation »
Gauthier, Guy. Le documentaire, un autre cinéma. Paris: Armand Colin, 2015.
Finalement, j’aimerais également faire correspondre le geste documentaire de Wiseman chez des figures non-humaines pour expliciter à nouveau dans quelle mesure le cinéaste inscrit l'institution américaine dans la perpétuation dominatrice. Dans Meat en 1976, comme à la manière de tous ses autres films, le cinéaste commence son investigation du lieu sans apparente histoire à raconter. Or, le découpage du film laisse comme à son habitude, sous-entendre tout le processus de déconstruction du discours qui caractérise précisément le grand usage politique du documentaire chez Wiseman. En effet, en décrivant précisément le processus d’industriel du marché de la vente de viande bovine, le cinéaste va mettre en exergue les mécanismes mortifères de la cruauté humaine. Au fil du film, l'animal apparaît du point de vue des industriels, tantôt comme un pur enjeu quantitatif de par les négociations commerciales sur le prix de la viande, tantôt comme un pur enjeu qualitatif qui, sur le plan du bien-être animal avec des bêtes élevées dans de « bonnes conditions en extérieur » comme synonyme d'une viande de meilleure qualité. Précisément ici, la démarche documentaire clinique et extrêmement froide du cinéaste exhibe ces mécanismes et les mettant en défaut de scènes d’abattages et de démembrement d'animaux dans de terribles conditions au sein de l'usine, ceci démontrant de surcroît tout l’enjeu de supériorité et de méprise de ces hommes envers la condition animale. Dans cette mesure, les rapports sociaux qu'affichent le cinéaste apparaissent comme des enjeux purement capitalistes qu,i sous couvert de considérations éthiques, démontrent véritablement un vrai mépris de l'Homme envers ce qui lui est différent et ce qui est n'est pas aux normes de la culture dominante.
Finalement, tout l’enjeu du cinéaste de par sa démarche documentaire serait peut-être de renouer à une démarche éthique en affichant précisément ce qui est contradictoire dans les institutions américaines. Cependant a fortiori comme nous l’avons compris, c’est précisément en ne cherchant pas à influencer le monde dans lequel il intervient qu’il en démontre tous les aspects les plus contradictoires, rendant ainsi son cinéma brut comme un instantané du monde qui capture dans la fulgurance du temps et de l'instant présent une émotion fugace. L’ingérence sur le réel du cinéaste serait finalement alors un élément déterminant de sa démarche documentaire qui pourrait s'examiner telle une méthode qui n’a pas changée depuis ses débuts dans le milieu juridique, afin de tenter de rétablir une certaine forme de justice sur le monde par un devoir d'objectivité qui doit se faire par une apparente neutralité et objectivité de l'instance filmante face à l'instance filmée.
Thibault Deveyer
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