
Les intermèdes musicaux sont récurrents dans les films bollywoodiens, réputés pour leur représentation plutôt loufoque et exacerbée du monde. On y constate une distance assumée avec la réalité via le jeu très expressif des acteurs, la présence de bruitages non réalistes ou de situations invraisemblables… Pourtant, le film Gangubai Kathiawadi, réalisé par Sanjay Leela Bhansali et sorti en 2022, s’inspire d’une histoire vraie. Gangubai Harjeevandas, vendue par son mari à une maison close, a réussi à devenir la patronne de cette maison close puis du quartier de Kamathipura à Mumbai dans les années 1960. Il faut préciser cependant que le film s’approche plus d’une adaptation d’un chapitre consacré à la vie de cette femme au sein du roman Mafia Queens Of Mumbai: Stories of Women From The Ganglands écrit par Hussain Zaidi et publié en 2011. Quoi qu’il en soit, les origines et le traitement de cette histoire manifestent d’une relation forte avec la réalité. Cela nous donne au final la sensation de parcourir la vie de cette femme d’une manière étonamment réaliste.
Siegfried Kracauer, théoricien du cinéma, s’est particulièrement penché sur la sensation de réalité au cinéma, et plus précisément sur la notion de “flux de la vie” dans son ouvrage “Théorie du film : la rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 1960.
Comment le film Gangubai Kathiawadi utilise-t-il des intermèdes musicaux pour nourrir le “flux de la vie” du film et étendre son impact sur le spectateur ?
Nous verrons tout d’abord en quoi ces intermèdes musicaux parviennent à combiner tendance formatrice et tendance réaliste. Ensuite, nous verrons comment cet équilibre permet d’atteindre le “flux de la vie” pour enfin inviter le spectateur à réfléchir à des problèmes de société.
I - Comment l'équilibre entre les tendances "formatrice" et "réaliste" permet de lier art et sensation de réalité au cinéma ?
Dans Gangubai Kathiawadi, les éléments qui correspondent à la “tendance formatrice” (p.72) sont nombreux. Kracauer définit celle-ci comme la “mise en forme du médium qu’est le cinéma par la culture”, via les “mises en scène et stylisations artistiques” (p.16 de l’introduction). Cela signifie que les images enregistrées par la caméra vont être influencées par des éléments culturels et artistiques. Kracauer précise que cette tendance s’exprime dans le domaine musical via une “intervention continuelle des chansons et autres numéros” (p.223). Mais à quoi sert cette tendance formaliste ? Tout d’abord, la musique apporte du dynamisme et une forme de divertissement au spectateur, qui permettent de recentrer l’attention de celui-ci sur les images. Bien que cela puisse paraître paradoxal, Kracauer explique qu’un film rempli de bout en bout par des “bruits naturels” (p.209), c’est-à-dire propres à la réalité, atteindra un naturel qui “nous fera sans doute une impression si forte que nous en viendrons de temps à autre à ne plus prêter attention aux phénomènes visibles proprement dits” (p.209). En plus d’éviter cet écueil, la musique a d’autres propriétés bénéfiques que Kracauer souligne : elle “met en valeur et légitime le silence plutôt que de le rompre” et elle “peut venir au secours des images lorsqu’elles risquent d’être submergées par les paroles” (p.205 et 209). C’est particulièrement le cas lors de la séquence de la balade en voiture de Gangubai, l’héroïne propriétaire d’une maison close, et Afshan, un jeune tailleur. En effet, plus aucun mot n’est échangé entre eux dès lors que la musique est lancée. Ils dialoguent durant cet instant par le biais de signes, d’expressions faciales ou encore de gestes. Cela attire donc notre attention et on se concentre sur les images. Les paroles de la musique peuvent certes nous éclairer sur une possible lecture de la séquence, mais elles restent trop peu nombreuses et trop énigmatiques pour ne pas limiter celle-ci à une seule interprétation. Elles ne remplacent ainsi pas la voix des personnages, et proposent plutôt au spectateur une ouverture à la réflexion. Ainsi la musique “se ramène, autant que faire se peut, à un simple élément du film” (p.224). En effet, le mutisme des personnages pendant quelques minutes et le choix de la musique permet d’autant plus à notre notre attention de se diriger moins sur celle-ci que sur les images et leur contenu. Cette séquence illustre donc parfaitement ce commentaire de Kracauer : “Mais alors comment recentrer l’attention sur les images ? Au moyen, bien sûr, du commentaire musical” (p.209).
Ensuite, les intermèdes musicaux du film sont toujours ancrés dans un contexte réaliste. Kracauer considère l’approche réaliste comme un “rapport d’empreinte au monde purement matériel” (p.15 de l’introduction), qui se cristallise dans un “type d’intrigue qui tisse ensemble, sans trop de rigueur, des événements de la vie réelle” (p.223). L’adaptation d’une histoire vraie au cinéma semble convenir à cette description. Concernant l’aspect musical, il précise néanmoins que “ce qui importe par-dessus tout c’est que l’accompagnement musical contribue à faire vivre les images en évoquant la réalité dans ses aspects les plus matériels” (p.216). Ceci résonne avec les trois scènes de danse du film qui comportent toutes des musiques intradiégétiques renvoyant bien au monde matériel du film. De plus, on peut toujours entendre les sons émis par les vêtements et bijoux portés par les personnages. On perçoit donc, par extension, le bruit des corps en mouvement à l’écran. Mais Kracauer approfondi en s’intéressant au caractère fortuit qui entoure l’intégration de ces musiques au sein du film. Le fortuit étant, selon Kracauer, une qualité intrinsèque au médium qu’est le cinéma, caractérisé par ce qui est “aléatoire, accidentel” (p.16 de l’introduction, développé aux p.110-113). Il prend pour exemple le fait que, dans les comédies musicales notamment, “les chansons prennent souvent en amorce un mot quelconque saisi au vol ou quelque circonstance de l’action en cours” (p.221 et 222). Au début de la séquence de la balade en voiture, on assiste d’abord à une dispute entre Gangubai et Afshan. Lors de cette dispute, on entend les deux personnages parler et les bruits de la route (klaxons, moteurs, voix extérieures…) en fond sonore. Ensuite, Gangubai prononce le mot “meri jaan”, qui signifie “mon amour”, avant de placer une rose entre ses dents. C’est là que démarre la musique dont le titre est “Meri Jaan”, reprenant les mots de Gangubai. Ces mots et gestes nous intéressent dans leur qualité fortuite, à l’apparence aléatoire, naturelle. Kracauer apprécie particulièrement le fait que les comédies musicales s’appuient sur “des incidents de la vie courante”, ici les actions de Gangubai, “pour lancer ses divers numéros, de sorte que dans ceux-ci, on dirait que la composition intentionnelle s’efface devant l’improvisation” (p.223). Durant les autres scènes ou séquences de danse, de nombreux mouvements semblent eux-aussi imprévus. Dans la première scène de danse, par exemple, Gangubai piège un autre danseur pour lui faire une blague (voir ci-dessous). Dans la scène de la fête de l'aïd, elle danse d’une manière traditionnelle avant que ses mouvements ne prennent une autre tournure, de l’ordre de la tristesse et de la colère : elle attrape de la poudre colorée et la jette en l’air, elle agrippe un instrument pour mettre fin à la musique. Le débordement imprévu de ses émotions a brisé le moule formel de la chorégraphie, qui sert néanmoins à mettre en valeur ce débordement. Les regards hagards des spectateurs et des autres danseurs confirment notre sentiment qu’il s’agit d'un événement inattendu, voire accidentel. Kracauer s’exprime à cet égard en concluant par le fait que “rien n’est plus propre à la caméra-réalité que le caractère fortuit des phénomènes et événements qui la composent. Aussi, en donnant l’impression que ses chansons ne sont qu’une excroissance des hasards de l’existence, la comédie musicale témoigne-t-elle d’une affinité, indirecte il est vrai, avec le médium” (p.223).
On peut en conclure que le film réussit à trouver un équilibre entre tendance formatrice et réaliste ; un équilibre d’ailleurs très important pour Kracauer puisqu’il précise que ce qu’il a “appelé « l’approche cinématographique » résulte du « juste » équilibre entre ces deux tendances” (p.223, chapitre dédié p.74-77). On peut toutefois se demander ce que cette approche cinématographique peut avoir comme conséquences sur le spectateur ?
II - Comment le "flux de la vie" permet de toucher d'autant plus le spectateur et de le confronter à une réalité taboue ?
Pour commencer, cette approche cinématographique permet d’aborder une notion que Kracauer appelle “le flux de la vie”, qui “englobe à la fois le flux des situations et des événements matériels et toutes les émotions, valeurs et pensées qu’ils suggèrent" (p.123, chapitre dédié p.122-127). La scène de ballade en voiture permet d’aborder cette notion par le fait qu’elle soit constituée d’un plan long. Sans coupure, nous partageons et éprouvons la même temporalité que les protagonistes ; le passage du temps dans le monde diégétique est le même que dans le monde réel. Ainsi, on a un lien direct à la matérialité du monde diégétique. Ce lien est renforcé par la présence des sons des bracelets qui ramènent à la matérialité des corps. Cet aspect réaliste en particulier, couplé à d’autres éléments formels (couleurs, sons, choix de la musique et de son intégration, place de la scène au sein de l’intrigue), nous permet de ressentir les émotions des personnages d’une manière très poignante. D’autre part, la présence de la foule tout au long du film renforce aussi la notion de “flux de la vie” présente au sein du film. Pour Kracauer, la figure de la foule correspond formellement à des “grouillements indistincts de silhouettes incomplètes et tout à fait indéterminées” (p.123). La présence de cette foule permet ainsi de faire apparaître, au sein du film, un “flux intarissable de possibilités et de significations quasi insaisissables” (p.123). Cela se cristallise notamment lors des intermèdes de danse, qui se passent toutes dans la rue et souvent en présence d’une foule, ainsi que dans les scènes de romance qui se déroulent presque toujours dans un véhicule. Ce lien avec la foule et la rue nous fait sans cesse ressentir à la fois le cadre spatial et matériel ainsi que le cadre socioculturel dans lequel l’intrigue se déroule. Pour reprendre les mots de Kracauer, la rue “demeure comme un flot insaisissable qui charrie les incertitudes les plus angoissantes comme les séductions les plus excitantes” (p.125). “Les incertitudes les plus angoissantes” pourraient renvoyer aux clients potentiels de la maison close, qui représentent à la fois un salut financier et une mise en danger, tandis que “les séductions les plus excitantes” pourraient faire écho à la rencontre amoureuse inattendue entre Afshan et Gangubai. On a ainsi révélé la présence au sein du film de la notion de “flux de la vie” selon Kracauer.

Enfin, ce “flux de la vie” permet au spectateur de faire un lien avec ses expériences personnelles et de repenser sa propre expérience du monde. Kracauer explique par ailleurs que “ce qui sauve l’intoxiqué de cinéma de son isolement, ce n’est pas tant le spectacle d’un destin individuel, qui risquerait au contraire de l’y replonger, que la vue de tous ces gens qui se mêlent et qui entrent en relation les uns avec les autres sur des modes toujours renouvelés. Ce qu’il recherche, ce sont les possibles ouverts par l’action dramatique plutôt que l’action dramatique en elle-même” (p.253). En ce sens, on peut constater que le film débute en nous racontant l’histoire d’une jeune femme kidnappée et vendue à une maison close, qui rencontrera ensuite Gangubai au bout de spet minutes de films. Cela permet d’un point de vue dramatique de mettre en valeur cette arrivée salvatrice, certes, mais permet aussi d’aborder le personnage avant tout par son impact sur le monde extérieur. L’importance de ce personnage au sein du film réside moins dans son existence personnelle que dans sa portée et son retentissement sur les autres, sur les “gens” de la maison close, d’autres maisons closes, du quartier et même, par extension, sur nous. Cela est aussi révélé par la relation amoureuse rendue impossible par le cadre social aussi contraignant dans le film que dans la vraie vie. En effet dans le Mumbai des années 1960, une femme prostituée est considérée comme une femme impure, déshonorée, ce qui pousse Gangubai à conclure un mariage entre Afshan et une jeune fille en danger. Enfin, ces intermèdes musicaux permettent d’aborder des facettes de la société indienne qui restent encore trop tabous : ici la prostitution. Sujet qu’on tient à l’écart des conversations dans la vie quotidienne, le film le place au centre de son récit et amène le spectateur à ressentir de l’empathie pour Gangubai et les autres personnages qui l’entourent. Ainsi on peut comparer l’utilité du film à celle du "mythique bouclier poli qu’Athéna offre à Persée pour affronter Méduse par voie de réflexion et non de face”, à un “miroir” (p.24 de l’introduction) nous permettant de voir le monde tel qu’il est peut-être, et dont la vue nous est insupportable dans la vie quotidienne. Cette empathie, qui provient notamment de la musique car elle a, selon Kracauer, “insufflé dans notre appareil sensoriel un potentiel d’empathie” (p.206), pousse le spectateur à faire enfin face à cette réalité taboue.

Conclusion
Pour conclure, Gangubai Kathiawadi parvient à combiner tendance formatrice et tendance réaliste, notamment à travers son usage des intermèdes musicaux. Cette approche cinématographique permet de donner au film un “flux de la vie”, qui invite le spectateur à réfléchir à des problèmes de la société dans laquelle il vit et qui relèvent du monde réel.
Natacha Garnier
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