
Au travers de son article André Gaudreault déclare que « l’idée de série est au cœur de la problématique de la prise de vues cinématographiques (…) par un constant passage dialectique, de l’un au multiple puis du multiple à l’un » (1). Si en effet le processus de la sérialité est un dispositif dans lequel le cinématographe des frères Lumière n’aura de cesse de questionner l’unicité du plan et de la multiplicité de la prise de vue, il nous sera nécéssaire de réfléchir à partir de la thèse de l’auteur dans quelle mesure le passage de la photographie à la cinématographie opère un saut d’ordre quantitatif à qualitatif et comment ce régime structurel de la répétition trouve une certaine mitoyenneté avec le papier peint de Andy Warhol. Pour répondre à cette problématique, nous reviendrons et expliciterons dans un premier temps la notion de « quantité » au travers de l’acte photographique et de sa mise en chaine chronophotographique. Dans un second temps, nous chercherons à nous demander qu’est ce que ce passage de « qualité » et comment il opère dans le cadre de la captation et projection cinématographique un accès à un niveau supérieur par la technique de restitution du mouvement. Dans un troisième et dernier temps, nous explorerons au travers de l’exemple du papier peint de Andy Warhol comment l’artiste provoque une incessante « mise en boucle réflexive », médiatique et artistique sur les deux médiums en question.
L’une des fonctions de la photographie telle qu’elle était pratiquée notamment à ses débuts au XIXe siècle s’inscrit dans le désir scientifique de fixer la trace du mouvement des objets du monde. C’est comme le rappel Gaudreault dans son article, la volonté de capturer la fugacité et l’instantanéité du réel par la prise de vue, ce qu’il appelle en somme comme une sorte de retour à l’essence du monde via l’unicité de la prise de vue fixée sur une plaque photosensible (2). En effet au travers de sa « Perspective sur les toits, à Gras » en 1826, Nicéphore Pierce nous dévoile une image virtuelle qui en s’exposant sur le temps long « contient de façon non discrète cent autres images, qu’il nous est impossible de discriminer les unes des autres » (3) de par les ombres provoquées par le soleil. Quelques temps plus tard, la chronophotographie s’inventera avec notamment Eadweard Muybridge qui avait fait la prouesse de restituer la course d’un cheval au galop via un certain nombre d’appareils photographiques déclenchés en même temps par « une quantité correspondante de plaques sensibles, sur chacune desquelles viendra s’imprimer, à partir d’une série de points de vue successifs, une pose, et une seule, d’un seul et même sujet. » (4).
Or si de son côté, Étienne-Jules Maray développera son propre système, c’est avec similitude qu’il cherchera à décomposer le mouvement du monde en déclenchant une succession arrêtée de phénomènes physiques dans une seule et unique plaque fixe. Au travers de ses travaux sur la décomposition du mouvement du corps humain comme notamment dans « Locomotion » vers 1870 , il mettra notamment en exergue le flou de bouger comme une composante caractéristique de la pose longue qui élargie le temps de l’action à la durée de l’événement réel (5). Cependant comme le rappel Gaudreault, la chronophotographie « sur le plan empirique, n’est pas un phénomène d’un ordre nouveau: ce ne sont, finalement, ‘que’ des photographies. (6)» car précisément il s’agit uniquement de l’adjonction du temps en une suite de clichés posés sur un support photosensible. La chronophotographie opère donc uniquement un saut d’ordre quantitatif par rapport à la photographie car elle reproduit seulement tacitement la fixité du mouvement en la mécanisant par la mise en chaîne de clichés pré-établis par la caméra. (7)
L’arrivée du cinématographe amène ainsi le théoricien à reconsidérer notamment les vues Lumière sous le prisme du support pelliculaire qui opérerait comme un passage de second niveau puisqu’il serait sur le plan matériel, une illusion animée intrinsèquement sérielle au moment de la projection: c’est ce que l’on appellera plus tard « l’effet phi ». Gaudreault déclare en effet que c’est précisément parce que la pellicule possède une certaine versatilité qu’elle oscille en permanence entre le simple (l’unité du support) et le multiple (les images en série). Ainsi, le cinématographe amène les images dans un ordre physiologique supérieur puisque, précisément, il décompose les images en mouvement en les actualisant sans cesse dans le paradigme de la projection. Là ou la chronophotographie ne faisait que provoquer qu’un enchainement multiplicatif de photos fixes, le film décompose en lui même plusieurs unités de temps qui créées précisément le mouvement de la projection: à savoir 24 photogrammes par plan de une seconde et la construction filmique de la vue. À l’échelle globale, le film est donc bien un paradoxe puisque le multiple engendre le simple en formant « une série de photographies singulières, les photogrammes, se présentant à l’œil de l’observateur comme si elles n’étaient, en fait, qu’une seule et même photographie qui se serait animée, comme par magie. (8) ».
Cette projection cinématographique du mouvement dans l’espace et dans le temps étant ce saut qualitatif le différenciant de la chronophotographie, nous comprenons donc bien que l’auteur parle d’une rupture sur le plan médiatique puisque la sérialité de la prise de vue s’actualise toujours dans la singularité de la projection cinématographique (9). Nous pourrions également ainsi décomposer différentes strates à l’échelle même des séances de projection des frères Lumières qui seront elles mêmes être des « série de séries » car les prises de vue seront agencées selon un seul et même sujet regroupé thématiquement, notamment comme dans le cas du catalogue du Grand Café en 1898 présenté dans le texte du théoricien. Ce changement qualitatif pourrait donc se formuler à l’aune d’une reconsidération intraséquement médiatique de l’image qui, de façon réflexive, alterne en permanence du simple au multiple.
Finalement, cette logique exponentielle du cinématographe qui débiterait des images à l’infini pourrait se conjoindre à la logique de papier peint de Andy Warhol, notamment dans le rapport étroit qu’il possède avec le montage dialectique. En effet « Cow Wallpaper » de 1966 est une oeuvre qui recouvre les murs d’une galerie. Étant le premier modèle d’une série qu’il déclinera en différentes gammes chromatiques jusqu’aux années 1980, l’artiste met en avant la matérialité du film en alternant plusieurs teintes du photogramme tiré du film « True Heart Susie » de D.W Griffith en 1919. Si il fait donc preuve d’une logique d’alternance de couleur, il fait surtout preuve de parallélisme en cherchant à prélever ce photogramme d’un espace cadré, le support pelliculaire, à un autre, l’espace muséographique dans deux temporalités distinctes: celui propre au photogramme et celui du musée. Si le photogramme est donc un fragment complètement homochrone car sa lecture fait partie intégrante du temps de réception du spectateur, Warhol déplace donc l’énonciation de ce dernier car en le rendant hétérochrone dans l’espace muséal, il provoque une sorte de distorsion du temps de lecture et d’appréhension de l’espace de l’oeuvre lui même en faisant du photogramme un médium à part entière (10). Ce processus de transfert médiatique rejoindrait alors la conception photogrammatique de Gaudreault qui explique que du simple au multiple, la sérialité originelle disparait précisément au moment de la projection (11) , à savoir ici sa mise en espace dans le musée. A fortiori nous comprenons donc que ce processus artistique se veut être le terrain fertile de questionnements médiatiques puisque de manière réflexive, il réitère en quelque sorte la conception de fragmentation proposée par la chronophotographie qui déliée la temporalité de l’espace.
Or si Andy Warhol se pose des questions médiatiques, c’est bien parce qu’il s’inscrit dans une conception artistique, le pop art, cherchant précisément à remettre en cause l’ordre préétabli dans l’art en revenant en quelque sorte au fondement de celui-ci. D’une manière tout aussi réflexive, Warhol commente donc le geste artistique en créant de par cette oeuvre une sorte de boucle spatio-temporelle qui appelle l’animal dans son contexte historique: à la fois celui du film des années 1910 mais aussi dans le cas de la peinture de genre, de la série culturelle de la pastorale. Si nous l’avons ainsi bien compris, Warhol commente donc la question du support des images en cherchant à questionner l’exposabilité de l’oeuvre qui faisait de cette dernière son facteur d’artistisité. Finalement à la manière d’une « série de séries », l’artiste expose donc la question de la récurrence des thèmes sous un geste artistique presque « programmatique » qui, à l’aune de la reproductibilité technique théorisée par Walter Benjamin, détruit le hic et nunc de l’oeuvre en l’exposant ainsi à une logique de marchandisation de la culture (12). En effet, le musée vendant une reproduction de cette oeuvre pouvant être achetée dans sa boutique, c’est le système sériel qui s’en voit intraséquement remis en question sur le plan artistique.
Finalement comme nous l’avons donc compris à partir de la thèse de André Gaudreault sur la photographie qui passe à la chronophotographie pour aller jusqu’au cinématographique, le changement de support de la fixité de l’image sur une plaque photosensible jusqu’à son animation dans la pellicule filmique n’est qu’une question de dialectisme: un saut d’ordre qualitatif dans le temps et dans l’espace. L’exposabilité de son processus dans l’espace muséal comme avec Andy Warhol et la logique de papier peint nous rappelant en somme les réflexions théoriques et connexions artistiques qui peuvent s’interpénétrer par la biais de la sérialité.
1. Gaudreault André. Du simple au multiple : le cinéma comme série de séries. Cinémas 13, no 1-2 (26 avril 2004): p.34. https://doi.org/10.7202/007955ar.
2. Ibid., p. 35. « « En effet, l’intérêt de l’invention de la photographie, c’était précisément de passer du multiple au simple. Ce que les inventeurs de la photographie veulent faire, au fond, c’est d’arrêter, de capter, de fixer l’une des multiples «images virtuelles» de ce spectacle en mouvement qu’est le réel, qui se dépose, à chaque instant, à chaque minute, à chaque seconde, à chaque nanoseconde, sur le verre dépoli de la camera oscura. »
3. Ibid., p. 36.
4. Ibid., p. 37.
5. Ibid., p. 37. « Ce qu’il capte, c’est bien un fragment de temps, mais un fragment qui s’inscrit dans la durée, un fragment qui inscrit la durée. Dans l’image que l’appareil photographique d’avant l’instantané produit, il y a ainsi fusion, réunion d’une quantité de fragments temporels, la fragmentation du temps y est ‘indiscriminée’. C’est une chronophotographie fusionnelle. »
6. Ibid., p. 38.
7. Ibid., p. 38. « En chronophotographie, en effet, rien ne se perd, rien ne se crée, si l’on peut dire. Il n’y a rien de virtuel, chacun des éléments est en correspondance biunivoque avec le modèle ayant servi de source. »
8. Ibid., p. 35.
9. Ibid., p. 35. Ce serait ainsi, et c’est là l’hypothèse fondamentale qui se joue dans le présent article, par un constant passage dialectique, de l’un au multiple, puis de la nouvelle unité obtenue par la réunion de ces éléments multiples au multiple de cette unité, que la cinématographie aurait réussi à se développer comme dispositif. »
10. Cf. Sur les questions d’homochronie et d’hétérochronie: Philippe Marion, Narratologie médiatique et médiagénie des récits. Recherches en communication, n°7, (1997).
11. André Gaudreault, op. cit., p. 40. « l’invention du procédé de la cinématographie résulte d’une ‘subsumption’ du multiple dans l’un. Une subsumption qui, par définition, fait disparaître le subsumé dans le subsumant. ».
12. Cf. Sur la question de l’aura de l’oeuvre d’art: Benjamin Walter, Lionel Duvoy. L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. 2e éd. Paris: Éd. Allia, 2012.
Thibault Deveyer
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