“En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte.”
La métamorphose, Kafka, 1915
Introduction : Tapei, ville frontière
Au travers de cet article, vous découvrirez le portrait cinglant de la jeunesse taïwanaise dans la grandeur urbaine de sa capitale. Mégalopole en tension, symptôme des clivages politiques qu’elle entretient avec la Chine Continentale, Taipei symbolise la fracture d’une mondialisation discordante et cristallise en elle un imaginaire trouble, signe d’une nation empreinte d’interrogations contemporaines. Si la marginalité de Taipei pose question, l’insularité de son peuple et en particulier l’émancipation de sa jeunesse depuis les années 1980 s’apparente cependant bel et bien comme l’élan de liberté de nouvelles revendications identitaires. À l’instar du caractère hybride de ses fondations et de sa communauté, Taipei est une polarité territoriale dans laquelle la fluidité de l’espace-temps cinématographique s’engouffre avec aisance. Se réapproprier l’image de la ville pour la nouvelle génération de cinéastes devenait ainsi un enjeu politique afin de mieux gommer et redessiner ses frontières.
Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang (1992) est un poignant film existentiel où la pénombre métropolitaine sur fond de délits urbains suggère, sans l’ombre d’un doute, la solitude de la jeunesse taïwanaise. Si de prime abord le caractère superficiel et l’errance des protagonistes semblent laisser présager l’incommunicabilité entre les hommes, le désir et l’aspiration de nouvelles perspectives par le regard cinématographique démontrent comme nous le rappelle le cinéaste, cette possible échappatoire vers une beauté du monde qui en devient symboliquement sociétale:
« On peut admirer des choses que nous ne comprenons pas. La beauté existe partout. Il n’y a ni besoin de propos ni besoin de but déterminé. Cela n’a pas de sens pour moi. Nous devons juste comprendre que le monde est très beau. Il suffit de le regarder tel quel. Si nous avons un cœur tendre, nous pouvons comprendre et accepter ce monde. »
Tsai Ming-liang
Thibault Deveyer
Taipei : entre jeunesse, modernité et mutation
Dans le Taipei des années 1990, Hsiao Kang est un jeune adolescent qui ne supporte plus son quotidien. De sa petite chambre à la salle de classe où tous les élèves s’agglutinent, il semble stagner dans une routine étouffante. Jusqu’au moment où, à bord du taxi conduit par son père, il croise la route d’un jeune motard qui, par vengeance, brise le rétroviseur du taxi. Le père, n’ayant pas vu le coup rapide, blâme la voiture qui le précède. Le regard de Hsiao Kang reste et restera quant à lui bien accroché à ce jeune homme, Ah-Tze. Il quitte l’école pour le suivre lui et sa bande.
Mais quels sont ces insouciants mentors ? Ah-Tze et Ah-Ping sont deux amis qui survivent grâce à la petite criminalité : vols de cartes graphiques des bornes d'arcades, de la monnaie contenue dans les cabines téléphoniques… Ah-Tze côtoie aussi une fille, Ah-Kuei, déjà présente dans son appartement dès le début du film. L’origine de ces relations importe peu, ce qui nous intéresse est le lien entre ces personnages. Ils vont s’amuser et s’entraider, reliés par le destin ou le bon vouloir du dieu néon, la ville de Taipei. Hsiao Kang se rebelle-t-il contre son père, contre la société ou contre lui-même ? Est-il animé par la volonté de détruire, ou plutôt d’aimer librement ?
Nous verrons que le personnage de Hsiao Kang, tout comme le Taipei des années 1990, est en pleine mutation. Nous nous proposerons alors de mener une étude du film en lien avec La Métamorphose de Kafka (1915). Si Tsai Ming-Liang ne s’est manifestement pas inspiré directement de ce roman, on peut cependant retrouver des similitudes au niveau des thèmes abordés et des motifs employés : ce lien entre les deux œuvres permettra donc de mettre en lumière certains aspects du long métrage.
Taipei : intérieurs insalubres, extérieurs saturés
“Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps maussade – on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en zinc – le rendit tout mélancolique.”
La métamorphose, Kafka, 1915
Cafards, ascenseur défectueux, saleté, inondation, porte cassée, déchets, nourriture périmée… On découvre d’abord Taipei par l’insalubrité de ses appartements, comme le reflet d’un mal-être qui ronge les habitants et du manque de contrôle de ceux-ci sur leurs vies. Hsiao Kang jette un cafard par la fenêtre, qui revient de manière inexplicable. Il va jusqu’à se couper la main en brisant le verre de sa fenêtre dans le but de se débarrasser de l’insecte. C’est donc un environnement qui va jusqu’à blesser le personnage s’il n’agit pas de la “bonne manière”. Il y a aussi un manque flagrant d’intimité entre les habitants, que ce soit chez Hsiao Kang où ses parents veillent au grain dès qu’il sort de sa chambre, et où lui aussi peut les écouter en cachette depuis les toilettes. De même chez Ah-Tze où l’absence d’une quelconque insonorisation des murs compromet toute intimité.
Par ailleurs, on peut s’attarder sur l’omniprésence du motif de l’eau. Les appartements comme les extérieurs sont gagnés par l’invasion progressive de l’eau sous forme de pluie ou d'inondation. Les personnages ont appris à vivre avec, même si ce n’est pas pratique, comme le reflet d’une difficulté d’être à l’aise dans un environnement qui ne permet pas de l’être complètement, qui ne semble pas adapté.
“Un jour, la mère de Gregor avait soumis sa chambre à un nettoyage en grand qui avait nécessité l’emploi de plusieurs seaux d’eau - à vrai dire, toute cette humidité offusqua Gregor”
La métamorphose, Kafka, 1915
Dans Les rebelles du dieu néon, aucun personnage ne nettoie ces lieux, tout comme Ah-Tze ne cherche pas à régler l'inondation de manière définitive. Il y a une certaine acceptation de vivre dans cet environnement qui de prime abord rend mal à l’aise. C’est même plutôt l’environnement lui-même qui semble réagir à ses habitants. Par exemple, l’inondation se résout ou empire d'elle-même, comme reliée à un niveau intime, psychique, au personnage d’Ah-Tse. Le décor gagne en ce sens un aspect vivant. Par ailleurs, si l’eau est un élément indispensable à la survie, elle peut aussi être porteuse de significations parfois paradoxales : purification, suffocation, noyade, protection… Toujours liée à la vie ou la mort des hommes, l’omniprésence de l’eau renforce ainsi le sentiment du lien indéfectible entre l’homme et son milieu, les deux évoluant dans une dynamique d’influence mutuelle.
“Mais est-ce qu’on a déjà bien regardé comment une personne marche ? Tout le monde dort, mais est-ce qu’on a déjà bien regardé quelqu’un dormir ? Le cinéma est là pour ça : on regarde quelqu’un qui marche très lentement et, en même temps, on découvre aussi le paysage urbain qu’il traverse”
Tsai Ming-Liang
Ensuite, on découvre Taipei par ses extérieurs, ses rues et ses lieux publics. Omniprésence cette fois-ci de néons, de lumières colorées, de passants, de véhicules, de vies. Taipei semble être saturée d’occasions de créer du lien entre ses habitants, que ce soit au marché, au restaurant, à la patinoire, aux bandes d’arcades… Certains plans sont saturés de lumières colorées, on pense notamment à Hsiao Kang qui patine. Ainsi, la ville se présente comme un espace de liberté, une impression qui est amplifiée par les plans sur les jeunes qui circulent à moto sans protection et sans nécessairement avoir de destination spécifique. Les véhicules apparaissent ici comme reflets d’une partie de la personnalité des personnages : les jeunes en quête de liberté, d’autonomie, sont à moto ou à pied, tandis que les adultes optent plutôt pour des véhicules à 4 roues. Le père de Hsiao Kang conduit un taxi, reflet potentiel de sa volonté d’aider autrui. Ainsi apparaît un autre aspect important de ce film : l’apparente rupture entre les générations.
Une communication difficile malgré de bonnes intentions
“Gregor se rendit compte que le manque de toute conversation humaine directe, allié à cette vie monotone au sein de sa famille, lui avait sûrement troublé l’esprit”
La métamorphose, Kafka, 1915
L’une des conséquences de cette mutation rapide de Taipei est la difficulté de communication et de compréhension entre les générations. Bien qu'ils habitent sous le même toit, la famille Li ne semble pas être particulièrement unie. Lorsque Hsiao commence à adopter un comportement étrange, presque semblable à une possession, son père (dont le nom demeure inconnu pour nous) réagit en jetant de la vaisselle près de lui, interrompant brusquement Hsiao Kang. La violence de ce geste et l’image de la tasse brisée illustrent le franchissement d'une limite (le père dit d’ailleurs “tu dépasses les bornes”) et l'aggravation de la rupture au sein de la famille. Le dialogue semble impossible, Hsiao Kang retourne se nicher dans sa chambre sans dire un mot. Dans le livre, le père de Gregor semble adopter un geste assez similaire en lançant des pommes sur son fils, qui n’a plus la capacité de parler.
“sachant bien depuis le premier jour de sa nouvelle vie que son père considérait qu’il convenait d’user à son égard de la plus grande sévérité.”
La métamorphose, Kafka, 1915
Dans les deux cas, le père a affaire à un fils qui lui est devenu étrange(r) et qui ne répond plus à ses attentes. Les deux pères semblent adopter la même réaction : celui de Hsiao Kang décide de fermer temporairement la porte de l'appartement familial, celui de Gregor insiste pour verrouiller la porte de la chambre de son fils. Cependant, il semble important de remarquer que le père de Hsiao Kang lui reproche davantage de quitter l'école sans explication, compromettant ainsi son avenir. Tandis que, dans le livre, le père de Gregor est contrarié car Gregor était le soutien financier de la famille. D’autre part, une nuance apparaît : là où le père de Gregor semble ignorer son fils, celui de Hsiao Kang tente de tisser des liens. Il lui propose d'aller au cinéma avec lui, il partage spontanément des morceaux de fruits de son assiette. Il revient sur sa décision et laisse finalement la porte de l’appartement entrouverte pour qu’il puisse rentrer. Mais ce geste, bien que bienveillant, se termine maladroitement, avec un morceau de fruit tombé et un Hsiao Kang peu enthousiaste face aux choix de son père. De même qu’à la fin du film, il nous apparaît peu probable que Hsiao Kang rentre un jour chez lui, il ne sait même pas que cette porte est ouverte. Ainsi, il y a une certaine bienveillance entre Hsiao Kang et son père, mais c’est le manque de communication qui brouille leur relation. Le père ne sait pas ce qu’aime Hsiao Kang, parce qu’il ne lui demande pas. Hsiao Kang n’exprime pas non plus ses goûts : il est passif jusqu’au moment où il décide de tout quitter.
Lecture queer : un discours sous-jacent sur les discriminations envers les homosexuels ?
Ce mutisme de Hsiao Kang peut aussi trouver sa place dans une lecture queer du film. La métamorphose de Gregor Samsa en un insecte monstrueux peut être d’ailleurs elle aussi être interprétée comme une métaphore de la découverte ou de la révélation d'une identité queer refoulée. La transformation soudaine et inattendue de Gregor peut être lue comme une allégorie de la prise de conscience de son identité sexuelle ou de genre. Cette révélation subite bouleverse non seulement sa propre perception de lui-même, mais aussi sa relation avec sa famille et la société dans son ensemble. Si ici la relation ne se crée jamais vraiment entre Ah-Tze et Hsiao Kang, on peut remarquer que Tsai Ming-Liang représentera des relations homosexuelles dans ses films suivants tels que Vive l’amour (1994), La Rivière (1997), La saveur de la pastèque (2005)... Cette homosexualité suggérée du personnage se retrouve dans l’obsession qui pousse Hsiao Kang à poursuivre Ah-Tze, à se rapprocher de lui, c’est d’ailleurs le seul personnage auquel il ira parler pour tenter de “créer du lien”. Il parle aussi à Ah-Kuei pour obtenir des patins, mais il ne cherche pas à passer du temps avec elle. En revanche, il demande à Ah-Tze s’il a besoin d’aide, Ah-Tze lui répond d’aller se faire voir. Réponse violente donc, mais Hsiao Kang a aussi fait preuve de violence auparavant en dégradant la moto d’Ah-Tze, taguant “aids” (sida) dessus. Dans les années 1990, Taiwan doit réagir face à la crise du sida, et un amalgame est fait entre la maladie et l’homosexualité. S'ensuit une forte discrmination des homosexuels qui subissent “la demande de « vacances prolongées » imposée par l’employeur, les pétitions de voisins apeurés (Taipei Times, 2006 : 8), le refus de donner un emploi, le rejet familial et l’éloignement progressif des « ami(e)s », l’interdiction de s’inscrire dans une école”(Cf. cliquer ici pour accéder à la référence). Cette difficulté d’être accepté par son entourage peut faire écho au mal-être et à la marginalisation de Hsiao Kang. C’est d’ailleurs un sujet auquel Tsai Ming Liang est particulièrement sensible, et qui n’est donc pas là par hasard, puisqu’il réalise un documentaire sur le sida en 1995 : My New Friends.
"Mon producteur voulait éviter la confusion entre le sida et l’homosexualité. Il m’a donc demandé de ne filmer que des malades hétérosexuels. J’ai réfléchi, et j’ai compris que je devais faire exactement le contraire ». Le contraire, en effet, ces vies où le risque du sida est intimement lié à la clandestinité forcée de l’homosexualité dans la Chine taiwanaise, ces récits où la maladie semble bêtement accessoire en regard du tabou de la sexualité. Tsai Ming Liang raconte qu’à l’époque de la préparation du film, tous ceux qu’il a rencontrés craignaient d’y participer"
Tsai Ming-Liang (cliquer ici pour accéder à la référence)
Apparaît alors un autre lien avec La Métamorphose dans la manière de considérer les homosexuels : “les discours discriminatoires sont également récurrents au sein des médias, qui dans de nombreux cas effraient la population en lui donnant des informations biaisées qui stigmatisent celles et ceux qu’ils considèrent bien souvent comme appartenant à des « groupes à risque » (Cf. cliquer ici pour accéder à la référence). Cette qualification peut rapprocher le statut de l’homosexuel dans le Taiwan des années 1990 à celui du nuisible. C’est une approche dangereuse qui justifie l’isolement des personnes homosexuelles et leur discrimination. Se dévoile ainsi une autre fracture potentielle entre Hsiao Kang et ses parents, entre Hsiao Kang et la société. L'isolement croissant de Gregor et son exclusion progressive de sa famille et de la société peuvent eux-aussi être interprétés comme une représentation des expériences d'aliénation et de marginalisation vécues par de nombreuses personnes queer. La métamorphose de Gregor le rend incapable de s'intégrer à la société humaine, le condamnant à vivre en marge de celle-ci, isolé et rejeté en raison de sa différence.
L’homosexualité est alors considérée comme une différence puisque l’on constate que les médias ne mettent en avant qu’une sexualité hétérosexuelle. Que ce soient sur les écrans de télévision, dans les magazines ou sur les affiches publicitaires, la pornographie est assez présente au sein de ce film. Cependant, dans une société où les représentations et les images sont omniprésentes, surtout dans les lieux fréquentés par les jeunes, il n’y a aucune représentation LGBT.
Enfin, la mort tragique de Gregor à la fin du récit peut être vue comme une métaphore de la violence et de la discrimination auxquelles les personnes queer sont souvent confrontées dans une société intolérante. Sa mort, causée par l'indifférence et le mépris de sa famille, souligne les conséquences tragiques de l'homophobie et de la transphobie, ainsi que le coût émotionnel et psychologique de la marginalisation queer. Ici, comme on l’a vu plus tôt, le père de Hsiao Kang se montre plutôt bienveillant à l’égard de son fils, mais comme la communication est brouillée, Hsiao Kang disparaît plutôt dans la foule.
Une déresponsabilisation générale via l’intervention divine : le reflet d’un énième manque de contrôle
Lors d’une intervention publique en décembre 2003, la vice-présidente compare la crise du sida à une éventuelle punition divine. Les références divines ponctuent aussi grandement le récit du film : Hsiao Kang considéré par sa mère comme la réincarnation du dieu Nezha, Ah-Tze qui pense être maudit et Ah-Ping qui lui répond qu’il devrait aller prier Nezha… Le titre même du film contient le mot “dieu”. Le dieu néon en question, est-ce Taipei ? Est-ce la société ? Le terme "rebelle" évoque une jeunesse qui s'oppose aux normes sociales établies, et "du dieu néon" peut symboliser la culture moderne, urbaine et souvent nocturne. Ainsi, le titre pourrait pointer vers une exploration des vies marginales et des comportements contestataires dans un environnement urbain, peut-être liés à la culture de la vie nocturne et des néons. Le "dieu néon" pourrait aussi représenter une forme de consumérisme, d'obsession pour les plaisirs matériels ou pour la technologie, que les personnages du film rejettent ou contre lesquels ils se rebellent. Le titre pourrait alors être interprété comme une critique de la société de consommation moderne et de ses effets sur la jeunesse. Le titre pourrait également faire allusion à la quête spirituelle ou existentielle des personnages, qui se déroule dans un environnement urbain marqué par les néons. La référence au "dieu néon" pourrait symboliser la recherche de quelque chose de sacré ou de transcendant dans un monde moderne et matérialiste.
Quoi qu’il en soit, il semblerait que les références divines soient utilisées par les personnages pour dédouaner toute responsabilité vis à vis de la situation. La mère de Hsiao Kang ne tente pas de communiquer avec son fils pour savoir ce qui ne va pas, elle préfère consulter un médium qui lui répond que Hsiao Kang est la réincarnation de Nezha, un prince qui déteste son père par-dessus tout, expliquant le comportement du fils. Dans La Métamorphose, la mère de Gregor semble adopter une réaction similaire :
“et, avant de prendre vraiment conscience que c’était Gregor qu’elle voyait, cria d’une voix étranglée “Ah, mon Dieu ! Ah mon Dieu !”, pour s’abattre, bras en croix comme si elle renonçait à tout, sur le canapé, où elle ne bougea plus. (...) C’étaient, depuis sa métamorphose, les premiers mots qu’elle lui adressait directement.”
La métamorphose, Kafka, 1915
Conclusion : Violences, douceur et beauté
Pour conclure, on peut considérer que ce film suit la transformation de Hsiao Kang, symptomatique de la pression sociale. C’est une transformation qui passe par la rébellion face aux attentes de la société et celles de ses parents, mais aussi par le mimétisme vis-à-vis de celui ou ceux qu’il considère comme des modèles. Il ne s’adresse pas directement à eux, mais les suit, les épie, les imite : il évolue dans les mêmes lieux qu’eux, il se met à se déplacer à moto, il commence à porter des vêtements similaires à ceux de Ah-Tze. Hsiao Kang, débarquant dans cet univers aux codes qui lui sont inconnus, semble condamné au voyeurisme et à l’errance, destiné à ne jamais trouver sa place, à ne jamais créer de lien avec autrui.
"Telles étaient les pensées, bien vaines dans l’état où il était, qui lui passaient par la tête tandis qu’il était là debout à épier, collé à la porte."
La métamorphose, Kafka, 1915
Ainsi à défaut de pouvoir s’exprimer pleinement sur ses désirs, Hsiao Kang, tout comme Gregor, semble condamné à épier un monde dont il ne peut faire pleinement partie. Il disparaît à la fin du film, après avoir refusé de répondre à des appels téléphoniques : il semble qu’il ne soit pas encore près à faire partie d’un groupe, à nouer une quelconque relation. Il semble ainsi privé de toute communication, à l’image de Gregor qui, transformé en insecte, ne peut plus parler, s’exprimer avec des mots. En cela son personnage est tragique. Peut-être trouvera-t-il au fil des films de Tsai Ming-Liang* une évolution, puisque l’acteur Lee Kang-Sheng interprète dans tous les films du réalisateur un personnage nommé Hsiao Kang.
Si le récit des Rebelles du dieu néon est ainsi empli de violences à différents niveaux, il porte cependant un message plus optimiste que La Métamorphose. A l’image du plan sur la tong qui, emportée par l’eau de l’ inondation de l’appartement d’Ah-Tze, cristallise cette jeunesse taïwanaise désarmée, perdue, à la dérive. Finalement quelle meilleure position que celle-ci pour retrouver son chemin et se concentrer sur le plus important : les relations avec autrui. De ce film ressort un message d’espoir : malgré les broutilles du quotidien, comme un ascenseur qui ne s’arrête pas au bon étage, l’important est dans les relations humaines, les liens sociaux. Il n’y a peut-être pas de solutions immédiates à ces problèmes, ni d’échappatoire, mais aucun personnage n’est vraiment complètement seul.
La conclusion du film, avec son panoramique ascendant vertical, offre une échappatoire visuelle des rues animées pour contempler le ciel bleu qui domine Taipei. Évoquant une protection divine ou simplement le fait que la beauté est effectivement présente partout autour de nous. Tsai Ming-Liang nous rappelle qu’il suffit de bien placer son regard ou de lever les yeux pour la capter.
Natacha Garnier
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