De la polémique à la naissance d'un auteur : étude de la réception cinématographique française de Samuel Fuller dans les années 1950-1960

Afin de contextualiser notre étude sur la réception française de Samuel Fuller dans les années 1950-1960, il nous sera nécéssaire de rappeler que l’industrie cinématographique française se voit réorganiser en profondeur à la fin de la seconde guerre mondiale par notamment deux événements marquants dans notre point de vue. Le premier, la signature des accords Blum-Byrnes au début de la Libération fait écouler sur le marché français un quota important de films en provenance des USA, marquant un paysage politique assez contrasté qui oscille entre redécouverte et méfiance du cinéma américain. Il faudrait citer également l’importance de la seconde vague cinéphilique avec notamment la création de revues tel que Les Cahiers du Cinéma qui participeront activement à cette reconnaissance du cinéma étasunien majoritairement décrié depuis lors car étant « la machine à fabriquer des saucisses » accusée de débauche. Au travers de ce travail historiographique, nous tâcherons de nous demander dans quelle mesure la réception française des films de Samuel Fuller marque-t-elle un clivage idéologique symptomatique de la redécouverte du cinéma américain d’après guerre? Pour répondre à cette problématique, nous tenterons de comprendre quelques paradoxes dans un premier temps au travers des différentes controverses et polémiques à l’égard des films de Fuller tandis que dans un second temps, nous attarderons à comprendre comment se joue une progressive reconnaissance auteuriste des différentes figures du cinéaste.

Georges Sadoul, correspondant de la Mostra de Venise pour la revue des Lettres Françaises en 1953 fustigeait le choix du jury d’avoir attribué le lion de bronze pour Pick Up On South Street de Samuel Fuller créé en cette occasion (1). Selon ce dernier, c’est notamment tout le caractère « appauvrissant » de ce choix de film qui apparaîtrait comme un aveu de faiblesse de Hollywood qui se contredirait lui-même en tombant dans son propre porte-à-faux. Sadoul fait particulièrement preuve d’ironie lorsqu’il déclare avec mépris le fait que « l’industrie américaine n’arrive pas à s’auto-censurer » et que le film fait de surcroît preuve de débauche quand « le pickpocket embrasse la pin-up dans la garçonnière pour clochard avec tous les raffinements du code de pudeur » (Hays).

Écrivant dans une revue d’extrême gauche et étant lui-même communiste, nous comprenons que Sadoul fait preuve d’un jugement critique idéologiquement orienté sur ce film racontant une  lutte nationaliste face aux espions soviétiques dans le contexte du maccarthysme (2). En effet dans le contexte de guerre froide, ce film « blême » n’aurait rien d’artistique puisqu’il le décrit comme un pur produit de série B, donc qui n’aurait pas la place commerciale d’un film de première exclusivité de série A étant donné qu'il s'examinerait à l'aune d'une conception artistique appauvrissante que l'on pourrait qualifier de low-brow.

Ce conflit politique de l'auteur se retrouve également dans l’exploitation du film, puisqu’il dit lui-même que le festival trouve au film de bonnes qualités formelles (3) et que le jury ferait donc preuve de mauvaise foi en « couronn[ant] un mauvais film policier car il a su allier la propagande anticommuniste au sadisme et à l’érotisme ». Il souligne ainsi finalement le fait que si Fuller à reçu un prix, c’est d’autant plus une défaite du capitaliste puisqu’il rappelle que se sont notamment les films soviétiques, donc communistes qui ont eu un réel succès public et journalistique en ayant su réellement mettre en avant le collectif sans forme de perversion comme le feraient les américains (4) .

Si nous comprenons donc que Samuel Fuller est ici taxé de fasciste aux yeux d'un journaliste d’extrême-gauche, le numéro spécial des Cahiers du Cinéma de 1955 répertoriant une liste non-exhaustive de cinéastes américains en fait directement la mention car il serait « un cinéaste que l’on dit d’extrême droite » (5). Or pour le rédacteur de cette entrée sur le cinéaste, il est plus aisé de le comparer à un cinéaste de gauche comme Richard Brooks qui ferait d’une manière sensiblement conjointe, une mise en scène artisanale, proche du réel. Sous une approche « plus vraie que nature », Fuller comme Brooks se portent comme des spécialistes de la vie urbaine comme des espaces plus les plus excentrés comme dans le cas la guerre par exemple car précisément ici, ils auraient la force et l’expérience du vécu (6). Nous comprenons ainsi que si la réception de Fuller apparait aussi ambiguë, c’est bien car ses films clivent au point d'y déceler une lecture du film idéologiquement différenciée et orientée.

Tout comme Brooks, on fait par exemple mention d’une maturité, un art de l’expérience cher à Fuller comme à la société américaine qui fait précisément de celui-ci « une personnalité véridiquement légitime pour documenter le réel » contrairement à d’autres films qui posaient questions (7) . Cet héritage « réaliste » issu de son expérience journalistique et de soldat dans la Big Red One apparait cependant comme le maître mot d’une certaine conception paradoxalement « sensationnaliste » car on dit que « le ridicule ne lui fait pas peur, ni les effets les plus sommaires, il les affronte avec une bravoure qui n’a d’égale que son culot ». Nous pouvons donc y voir le fait que si certes il démontre une certaine ingéniosité technique, on ne le considère pas encore comme un cinéaste de renom à proprement parler car « il sait raconter des histoires » au sens premier comme au sens métaphorique du terme. Finalement, la forme éditoriale du numéro porte en elle aussi ce même constat puisqu’il est invisibilisé dans la masse de cinéastes et car aucune personne en nom propre « ne donnera ses lettres de noblesses » au cinéma de Samuel Fuller.

Ce serait plutôt en revanche quelques années plus tard, dans la même revue, au moment de la Nouvelle Vague française dans le tournant de la décennie, que Luc Moullet apportera un certain regain d’intérêt critique pour la figure de Fuller, qui d’ailleurs peut se comprendre comme un prolongement de son activité de cinéaste (8). En effet, Moullet étant connu pour un certain penchant anti-autoritariste et ayant développé une esthétique filmique assez décrite comme « primitiviste », nous comprenons donc qu’il aurait plus facilement sympathisé avec un cinéaste « à contre courant des normes de l’industrie ». Dés les premières lignes, il regrette le fait que certains des films plus récents de Fuller peuvent éclipser la finesse de Pickup On South Street due à l’exploitation tardive dans cette période précisément anti-communiste qu’est la France pendant la guerre froide et affirme donc que le cinéaste pose un réel soucis de regard sur la société américaine.

Moullet reconnait chez Fuller précisément ce « goût du paradoxe » que nous avons commentés précédemment, en décrivant le fait que le cinéaste sait donner quelque chose de particulier à la vie réelle et rendre « la banalité hors-norme » en quelque sorte comme dans le cas de de la scène d’amour du film qui, par exemple, apparait en décalage par la nature de la mise en scène qui appuie sur quelque chose d’assez « brutalement misogyne » par rapport aux conventions classiques qui elles auraient appuyé sur le romantisme de la situation (9).

Notons ainsi que le critique analyse précisément quelques éléments de mise en scène du cinéaste comme les gros plans, les plans séquences ou la gestion du rythme qui justement appuient sur l’idée d’une caractérisation de « la manie fullérienne », signe qu’il y a selon ses propres mots une forme de poésie, et donc d'approche auteuriste (notons l’adjectification du nom pour redoubler le fait qu’il fabrique un langage cinématographique qui lui est proprement « délirant » et donc intime). Moullet déclare justement à propos du film « qu’il arrive à atteindre ce que les autres n’atteignent pas » en comparant la profondeur photographique à quelque chose qui ne lisse pas l’effort surmonté pour le film, et qu’il parvient par son montage à provoquer de l’effet dans l’action.

Si finalement Fuller parvient à bien donner du caractère à ses films, un certain « génie », il dit qu’il n’en demeure pas moins toujours un réalisateur de série B. Il sera en effet bien toujours considéré comme tel car ayant fait une grande majorité de ses films de façon indépendante, sortant des circuits commerciaux traditionnels, il serait difficile pour lui de le considérer comme appartenant pleinement au « conventionnalisme hollywoodien ». Il serait alors finalement une sorte de vigie à la fois si proche et éloignée des standards de la société américaine.

Un an plus tard, Bertrand Tavernier signe un autre article sur Fuller dans la même revue (10). Si la récurrence des deux articles sont très proches, cela nous démontre bien qu’une certaine reconnaissance auctoriale se joue dans les années 1960 notamment de la part de personnalités qui feront eux-même du cinéma. En effet avant d’être cinéaste, Tavernier sera lui aussi une des figures de proue de la critique et de la cinéphilie hollywoodienne qui, dans les années 1960, promouvra notamment un cinéma de genre et interviewera de façon récurrente des cinéastes étasuniens.

Si Tavernier compare la personnalité de Fuller d’une façon assez ambivalente tel « un curieux zèbre », c’est parce qu’il dit précisément que le cinéaste apparait idéologiquement assez complexe, qu’il serait difficile de le ranger dans une case car la conception politique n’est pas la même aux États-Unis qu’en France. L’auteur fait lui-même une sorte de bilan historiographique par cette relecture des oeuvres du cinéaste en appuyant le fait que s’il a été taxé de fasciste par l’extrême gauche, c’est notamment parce qu’il apparait pro-militariste et anti-communiste conformément à la perception du continent du point de vue européocentré. Ainsi, le public européen ne serait pas en véritable mesure d’avoir le recul suffisant pour analyser Fuller (11).

En effet Tavernier soulève notamment des points contradictoires dans la réception des films du cinéaste comme par exemple le fait que si la séquence d’un film de guerre peut être perçue comme une ode à l’héroïsme notamment du point de vue européen, elle pourrait en revanche être perçue avec une distance critique comme terriblement cruelle ou l’on envoie les soldats à l’abattoir. Ainsi, le silence après la fin des combats marquerait littéralement au sens propre un temps (de) mort à contrario de toutes forme de perspectives d’héroïsme (12). Il faudrait alors finalement selon lui réviser Fuller et a fortiori arrêter de lui coller des étiquettes qui ne voudraient finalement rien dire parce que le cinéaste incarne cette « force du paradoxe ».

Le chapitre qui nous est plus contemporain consacré à la réception du cinéma de Fuller à l’aune de la cinéphilie française d’après-guerre d’Antoine de Baecque pourrait alors dans une certaine mesure expliciter cette reconnaissance auteuriste d’un point de vue historiographique (13). En effet, l’auteur rappellera l’attachement des critiques des Cahiers du Cinéma pour l’avoir décrit comme une figure « hors-norme et non-conventionnaliste » symptomatique d’une certaine tendance « marginaliste » qui lui valurent un vif gain d’intérêt cinéphilique à l’encontre du classicisme hollywoodien (14).

Fuller apparaitrait précisément selon l’auteur comme un « paradoxe de la critique néoformaliste » car « moins le sujet du film est imposant, plus sa forme engage une dimension morale ». Là ou le style Fuller semble plaire c’est parce qu’en effet son « exubérance » semble empêcher toute forme d’empathie « sentimalisme » pouvant apparaître comme le plaidoyer par excellence du cinéma dramatique conventionnaliste. Finalement, Fuller va donc cristalliser un imaginaire collectif autour de nouveaux regards, d’une nouvelle représentation américaine relancée par « les jeunes turcs » de la Nouvelle Vague qui consommaient activement des films de série B. Cette sorte de « déviance cinéphilique » comme « décalage générationnel » est de surcroît ce qui va initier Samuel Fuller au rang des auteurs de la modernité à l’encontre de la lourdeur du cinéma classique (15).

Finalement historiquement, c’est donc bien principalement une lecture idéologiquement orientée qui fera de Fuller en France un cinéaste relégué au rang de cinéaste de basse consommation et fasciste dans les yeux de quelques critiques des années 1950 avant d’être progressivement réhabilité comme étant doué d’une grande réflexivité critique sur son pays par la nouvelle génération de cinéphiles et de cinéastes des années 1960.

Thibault Deveyer

1 Georges Sadoul, Venise, Palmarès scandaleux, Les lettres françaises, n°481, semaine du 10 au 17 septembre 1953.

2 Ibid., « Puis les lèvres des amants se séparent pour dire : ‘Aboule les 500 dollars’. ‘Pas avant que tu m’aies refilé le document secret promis à Staline.’ ‘Sale garce, je suis un Américain cent pour cent.’ ».

3 Ibid., « ‘Pour le rythme narratif et l’habilité technique qui confèrent à une œuvre de caractère policier une remarquable tension émotive, alliée à des intéressantes notations humaines ou d’atmosphère.’ ».

4 Ibid, « (…) les films soviétiques, les films de dix pays où la vie et les aspirations des peuples furent exprimées avec art et générosité. ».

5 Dictionnaire des réalisateurs américains contemporains, Cahiers du cinéma, numéro spécial: situation du cinéma américain, n°54, Noël, 1955, p. 51.

6 Ibid., « (…) ils savent l’un l’autre par quels détails faire un décor plus vrai que le vrai, par quels gestes un figurant plus homme du métier, quel qu’il soit, que l’artisan le plus chevronné du dit métier. ».

7 Ibid., « À la ville comme à la guerre, ce sont des spécialistes : après tant de films où le journalisme n’était qu’un vain mot, Deadline nous faisait enfin respirer l’encre des rotatives ; le sous-marin de Hell and High Water, en nous donnant pour la première fois la sensation physique de la plongée, nous fait comprendre ce dont étaient dépourvus tous les submersibles déjà subis à l’écran. »

8 Luc Moullet, La splendeur du paradoxe, Cahiers du cinéma, 1er juillet 1961, pp. 47-50.

9 Ibid., « Pourquoi les scènes d’amour du Port de la drogue sont-elles les plus stupéfiantes de l’histoire du cinéma ? Parce qu’on y trouve aucun lieu commun. Des marchandisations monétaires, panachés de coups divers, accompagnent les étreintes. (…) ».

10 Bertrand Tavernier, Lettres de Bruxelles, Cahiers du cinéma, n°129, 1er juin 1962, pp. 16-18.

11 Ibid., « (…) d’un anticommunisme qui touche à la schizophrénie, il est également coupable d’un amour immodéré pour la police et pour l’armée. Cette morale, trop primaire pour influencer le public européen, est extrêmement condamnable au niveau du public américain, déjà beaucoup trop enclin à la chasse aux sorcières. ».

12 Ibid., « (…) Fuller nous décrit une bataille avec tant de soin, s’attarde si complaisamment sur la violence, que pour un spectateur objectif la séquence vous prendra un petit air de plaidoyer antimilitariste. Quand un cinéaste parvient à nous faire ressentir physiquement, la cruauté de la mort, quand il sait faire mourir un homme sur un écran, la notion de militarisme disparait (…). ».

13 Antoine de Baecque, La morale est affaire de travellings. La crise fullerienne de la cinéphilie française », dans La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture (1944-1968), Paris, Fayard, 2003, pp. 199-200.

14 Ibid., « Fuller est dès lors apprécié au nom de ce décalage qui lui permet de filmer autrement des sujets de convention. ».

15 Ibid., « Un culte du ‘décalé’ et du ‘film mineur’ est né, qui va guider les comportements et les amours cinéphiles pendant longtemps. (…) ».

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