
De Conan à Conann, figure interprétée par six actrices se substituant symboliquement de l'une à l'autre en tuant son double, Bertrand Mandico transcende le mythe au profit d'une variation féministe réflexive capable de désigner les affres du patriarcat et du rapport qu'engage le mythe à l'aune de la modernité.
Si "ce qui nous ne tue pas nous rend plus forts" (1) était la maxime introductive de Conan le Barbare, film de John Milius sorti en 1982 avec pour icône virile et galvanisée de testostérone Arnold Schwarzenegger, Mandico détruit ici l'égérie masculine au profit d'une relecture mythique queer qui ne devait que symtomatiquement se délier de l'unicité du point de vue au profit de la multiplicité de protagonistes. Au travers d'un déplacement dans l'espace, le cinéaste fait de la barbarie une problématique générationnelle qui ne devait paradoxalement pas reposer sur une perspective révolutionnaire de la jeunesse qui se rebelle envers ses aînés dans la quête d'un monde meilleur, mais bien au contraire, celle d'une vieillesse réactionnaire qui évince son passé au fur et à mesure qu'elle devient de plus en plus cruelle et implacable.
Du futur pour aborder le passé, le film retrace l'histoire de Conann, femme déchue qui va devenir " la plus barbare des barbares" en stylisant son ascension au rang de mythe par une déconstruction de la réalité. Calfeutré dans un amas de lueurs virevoltantes et de multiples surimpressions fantastiques, le cadre apparaît pour le cinéaste illusionniste comme un espace onirique de tous les possibles capable de déconstruire l'archétype du conventionnalisme avec un univers camp et underground éclatant sous les feux des projecteurs. Totus mundus agit histrionem, le monde entier est une salle de spectacle ou parabole de l'être démiurge dans la fiction, apparait ici comme l'enjeu d'une mise en abîme possible pour retourner le contrôle et l'image des femmes dans le cinéma et dans la société et le coincer à son propre piège au profit d'une perspective queer qui ne devait qu'être exacerbée pour rire de la superficialité du machisme sociétal.
Si la violence du patriarcat dicte sa loi, Conann, à l'aune du rite initiatique de la dramaturgie de la mise en scène, explose et se scinde en différentes figures du patriarche qui affichent bel et bien toute sa brutalité à l'égard des normes sociales. De la jeune et frêle captive pour qui on massacre sa mère devant ses yeux vers l'adolescente rebelle qui s'insurge contre sa condition de détention, Claire Duburcq incarne l'adversité face à un monde à conquérir. Or cette dernière décide d'embrasser son futur pour mieux enterrer le passé, Christia Theret prend sa place en tant que jeune femme déterminée à venger sa mère. Anti-dogmatique, Mandico désidolarise le récit du conventionnalisme en destituant le personnage de sa destinée shakespearienne et en faisant de son Conan un homme tiraillé par son amour-propre, un être profondément ambigu qui tombera amoureux de l'assassine de sa mère. Au sein de cette dualité de genre revendiquée, le cinéaste décide d'accompagner cette remontée des Enfers de son personnage à travers de plusieurs espaces démoniaques accompagné de Rainer, guide virgilien de la noirceur et de la cruauté de l'âme du personnage.
Tiraillée par l'amour, Mandico fait de l'âge mûr la représentation d'une femme romantique incarnée par Sandra Parfait. Conann de la trentaine désire s'installer dans une vie confortable avec son amour, quitte à renier son passé. Or, de l'ère glaciaire au déluge tempétueux de l'époque contemporaine, un pas, ou plutôt une nouvelle vitesse ne devait qu'être franchie pour rappeler encore plus terriblement la préciosité de l'harmonie de la vie face au déséquilibre du memento mori, cette inéluctable course contre la montre qui perturbe l'existence au point d'engager ici le rapport charnel au corps dans la vanité spirituelle du plaisir de l'âme par les pulsions viscérales du pêché. Jugée, Mandico érige Sanja, épouse contre nature de Conann au rang de martyr et la crucifix sur le véhicule même qui l'avait contrainte à s'écarter du droit chemin.
Agata Buzek, vêtue de son long manteau noir et de sa casquette remplace la précédente et nous expose les affres d'une Conann non sans rappeler une figure du totalitarisme. Juge et bourreau d'une nouvelle Europe, Conann échafaude son plan persécuteur contre l'intellectualisme du vieux continent et propose la fondation d'une ère à l'image de sa propre volonté. Gouvernée sous la sacro-sainte figure du patriarche, Conann, froide et sans cœur, érige le Diktat d'un monde conduit par l'idolâtrie et la démesure avec pour reflet l'image au service de la propagande, jusqu'à ce que cela devienne l'objet même de sa déchéance. Fétiche et vénale, Conann implose face au péché d'Hybris et son désir d'immortalité, tandis que Rainer sombre dans la fourberie.
Nathalie Richard, marquée par le poids de l'âge et du long chemin parcouru, est devenue mécène d'esthètes. Dans un ultime geste performatif, cette dernière invite ses convives à la manger autour d'une sordide (s)cène pour léguer sa fortune. Or, à l'image d'un relent gastrique d'une société marquée par sa nauséabonde outrance de consommation, une dernière artiste aspire à la révolution et assassine tout le monde afin de réitérer la possibilité d'amorcer un nouveau cycle de barbarie.
Thibault Deveyer
(1) Le film utilise une paraphrase de la citation de Nietzsche faite par Gordon Liddy, un ancien assistant du président Richard Nixon. La citation originale de Nietzsche, tirée du Crépuscule des idoles (1988), est : « Dans l'école de guerre de la vie, ce qui ne me tue pas me rend plus fort. ».
Ajouter un commentaire
Commentaires